Un collectif de six professionnels de la photographie sociale publie la revue “Etats d’urgence n°2” (éd. Libertalia), un beau livre de reportages qui documente au plus près la vie des personnes exilées, et de ceux qui leurs sont solidaires. Ils commentent pour nous leur travail.
En 2017, un collectif de photographes sociaux publiait Etats d’urgence, une revue qui documentait scrupuleusement les grandes mobilisations de l’année 2016 (contre la loi Travail, cortèges de tête, ZAD de Notre-Dame-des-Landes…). Ce 22 novembre, le deuxième numéro de cette revue paraît aux éditions Libertalia. Les reportages qui y sont rassemblés suivent au plus près les personnes exilées et leurs réseaux de soutien, ainsi que certains mouvements sociaux qui ont marqué l’année écoulée. En négatif, ils accusent les politiques migratoires européennes, et montrent l’envers des coups de com’ de l’extrême droite, en s’emparant de la photo comme d’une arme pour dénoncer les réalités sociales en France. Quatre membres du collectif – Yann Levy, Valentina Camu, Rose Lecat et Valérie Dubois – nous livrent leur vision de leur métier.
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Le premier numéro d’États d’urgence était marqué par le mouvement contre la loi Travail, les manifs, les émeutes… Ce deuxième numéro documente davantage la situation et le quotidien des migrants – de l’Aquarius aux camps parisiens et de Grande-Synthe – ainsi que leurs réseaux de solidarité. Pourquoi était-ce impérieux à vos yeux ?
Yann Levy – Pour le premier numéro, la mobilisation contre la loi Travail correspondait à l’actualité de 2016. Ce mouvement était incroyable, il y avait les manifestations, les occupations, Nuit debout. Pour le second numéro nous n’avions pas décidé a priori de travailler sur les exilés. C’est en faisant le point sur nos différents travaux, sur l’actualité, que ce choix s’est imposé à nous. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais la gestion de la crise migratoire a pris un tournant répressif radical. Les exilés comme les personnes leur venant en aide sont criminalisés. Il nous est donc apparu essentiel de témoigner d’une réalité : le quotidien des exilés et de celles et ceux leurs sont solidaires.
Yann, vous avez été membre de l’équipage de l’Aquarius pendant trois semaines, et vous écrivez que vous n’étiez pas alors “un photographe embarqué”, mais “un sauveteur dont la tâche est de photographier la mission”. Documenter, montrer les faits de manière froide et clinique, c’est aussi une manière de venir en aide ?
Yann Levy – SOS Méditerranée travaille avec des photographes sur chaque mission. Nous sommes considérés comme des sauveteurs à part entière dont la tâche spécifique est de documenter le sauvetage. Quand on est sur le Zodiac pour procéder à un sauvetage, on doit, selon la situation, arrêter de faire des images et participer activement au secours. Notre but, en tant que photographe, est de fournir des images pour documenter l’action de l’ONG mais aussi de témoigner du drame qui se joue en Méditerranée centrale. S’il n’y a plus de sauvetage, il n’y a plus non plus d’observateurs. Si personne n’intervient et ne témoigne, alors les exilés meurent dans le silence absolu. Empêcher les sauvetages revient à empêcher les ambulances d’intervenir sur une zone de guerre. Comment réagit la communauté internationale quand des secours sont interdits d’accès dans certaines zones syriennes ? La Méditerranée centrale est une zone de tension, de conflit, et les pays européens ne veulent pas de témoins, tout comme ils ne veulent pas de sauveteurs. Donc oui, documenter est une façon essentielle de venir en aide. Par contre, nous ne travaillons pas de façon froide et clinique, nous agissons dans le respect des personnes vulnérables.
Vous avez tous passé du temps avec les personnes photographiées, vous n’étiez pas seulement de passage à un moment ponctuel. Valentina a par exemple traversé le col de l’Echelle, à la frontière entre l’Italie et la France, avec les réfugiés, en éprouvant physiquement leurs contraintes et leur peur. Qu’apporte cette proximité à vos photos ?
Valentina Camu – La traversée du Col de l’Echelle est très dangereuse en hiver. Le froid, le vent et le risque d’avalanches rendent le passage réellement difficile. J’ai gravi le Col en journée, et avec le bon équipement. Les réfugiés ne sont pas vraiment équipés, ou peu, et ils n’ont pas du tout conscience du danger de la montagne. Je n’ai donc vécu qu’une toute petite partie de ce que ces personnes peuvent ressentir. Car en plus de tout cela, il faut aussi ajouter la peur, la fatigue et le manque de nourriture. Cela reste pour moi très important de passer du temps avec eux, et de ne pas faire juste un passage éclair, et ce n’est pas seulement pour les photographies. La photographie est plutôt un prétexte au final.
Les Identitaires ont mené une action dans les Alpes, en formant un barrage censé symboliser la fermeture de la frontière aux migrants. Considérez-vous votre travail comme une manière de contrecarrer leur récit ?
Rose Lecat – Notre travail dans les Alpes est de témoigner de la réalité quotidienne à la frontière, qui est avant tout une histoire pleine d’humanité, vécue avec les exilés et leurs soutiens. En photographiant ces hommes et ces femmes qui voudraient arriver en France pour demander l’asile et être enfin en sécurité et en diffusant ces histoires, nous contribuons, je l’espère, à déranger les discours de l’extrême droite qui alimentent une peur injustifiée de l’étranger. Lors du coup de publicité des Identitaires à la frontière franco-italienne, j’ai fait le choix de me concentrer sur un témoignage de la marche solidaire spontanée du 11 avril. C’était pour moi l’exemple fort d’une réaction humaine et solidaire européenne face au climat d’insécurité instauré par l’extrême droite à l’encontre des migrants.
Comme Valérie Dubois le raconte dans son texte, les photographes sont parfois eux-mêmes ciblés par la police qui intimide les “aidants”, à l’instar de Ben, à qui on a saisi le matériel et effacé certains de ses clichés sur la crise des réfugiés. Cela prouve-t-il que la photographie peut aussi être une manière de résister ?
Valérie Dubois – Je n’utiliserais pas le terme de résistance… La société civile, qui se mobilise individuellement ou collectivement pour traiter dignement ces personnes en situation de détresse, fait acte de résistance en remettant les droits fondamentaux des êtres humains au-dessus des politiques migratoires. Le journaliste, le photographe, tente de délivrer une information sur un terrain et une réalité peu accessibles de par la clandestinité des personnes suivies et leur traque par les autorités. Cela permet de mettre un peu de lumière sur les zones d’ombres qui existent autour de cette crise des réfugiés. Les enquêtes des ONG ou les reportages sur les migrants, lorsqu’ils aboutissent, interpellent souvent les pouvoirs publics sur l’illégalité de leurs pratiques : contrôle au faciès, non assistance à personne en danger, déni de minorité…
L’instauration de l’État d’urgence, le rétablissement des contrôles à la frontière franco-italienne en 2015 et l’argument sécuritaire ont permis la banalisation de ces pratiques illégales de la part des autorités françaises. Et derrière l’argument officiel de démanteler des réseaux de passeurs, se mettent en place des formes légales d’intimidation envers les journalistes qui couvrent les questions migratoires. On tente de décourager les reportages sur le sujet afin de contrôler une information sur une réalité indigne et inhumaine.
Parfois la méfiance, voire la violence vis-à-vis des photographes peuvent aussi venir des mouvements sociaux eux-mêmes, qui craignent que les photos soient à charge contre eux. Est-ce une tendance lourde ces dernières années ?
Yann Levy – C’est un phénomène qui s’est effectivement amplifié ces dernières années. Le numérique, les réseaux sociaux donnent une viralité aux images qui dépossèdent en partie son auteur. La marge de manœuvre des photojournalistes se réduit. On est souvent perçu comme des personnes cherchant l’image choc. Ce n’est pas totalement faux, car le système d’information cherche aussi à valoriser ce genre d’images. La survie économique des photographes est en partie liée à cette course au sensationnel. Mais que les choses soient claires : s’il est de plus en plus compliqué de travailler aujourd’hui sur le mouvement social, c’est aussi parce que la société tout entière se tend. Les forces de l’ordre n’hésitent pas non plus à violenter les journalistes. Les militants essaient de se protéger face à un système répressif de plus en plus radical. Regardons comment les autorités allemandes ont collecté tout ce qu’elles pouvaient des images produites par des amateurs ou des professionnels lors du contre sommet du G20 de Hambourg de 2017. Les services de police ont ensuite traqué à travers l’Europe les activistes identifiés sur ces images.
De ce fait nous sommes assez dubitatifs au sein de la revue sur le fait de continuer à photographier les manifestations. Il faut sortir de cette course et prendre le temps de s’inscrire dans le mouvement social pour en ressortir d’autres images que celles d’affrontements ou des pancartes. C’est compliqué, cela demande du temps et de l’argent. Or les photographes ont souvent soit l’un, soit l’autre, parfois aucun des deux. Il faut réinventer des espaces de dialogue, prendre le temps de mettre en place des modes de fonctionnement et peut-être aussi réinventer des formes d’écriture photographique qui permettent à la fois de raconter le monde avec des images de qualité et en même temps qui puisse s’inscrire dans un rapport de confiance mutuel.
La photographie documentaire est aussi confrontée au dilemme de la spectacularisation des mouvements sociaux. Cela a pu être le cas par exemple à Notre-Dame-des-Landes, où l’imagerie a accompagné un discours médiatique plus que circonspect sur les zadistes. Comment faites-vous pour que l’utilisation de vos photos ne trahisse pas la confiance que les personnes photographiées vous ont accordée ?
Valentina Camu – Quand je me suis rendue à la ZAD je ne croyais pas que cela aurait été possible de faire des images. Les personnes sur place étaient plutôt méfiantes vis-à-vis des médias et de l’image. Ce qui était important pour moi, c’était de raconter la résistance lors de l’expulsion, de transmettre ce qu’on pouvait ressentir sur place. J’ai donc pris plus de temps, en y passant une semaine. J’ai aussi travaillé mon approche en prenant le temps de me présenter et de demander quasi-systématiquement aux personnes l’autorisation de les photographier. Les rapports de confiance se construisent. On aurait tendance à croire que sous prétexte que nous avons un appareil photo, tout nous est autorisé. L’image est devenue virale et peut être utilisée à des fins autres que le droit à l’information. Aujourd’hui je pense qu’on ne peut pas travailler sans se poser la question de notre responsabilité en tant que producteur d’image. Quand une photo pouvait être un potentiel danger pour quelqu’un, j’ai décidé de ne pas la mettre dans la sélection. Ce qui compte, c’est d’informer, il faut donc faire la différence dans notre travail entre les images nécessaires et les autres.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Collectif, Etats d’urgence 2, éd. Libertalia, 160 pages, 18 €
Pour en savoir plus : www.etatsdurgence.com
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