Autodidacte, Edi Dubien fait de son œuvre une intime projection de la question du genre et de la construction de l’identité, dans un monde où la normalisation prédomine.
“Une amie, Matilde Incerti, m’a dit un jour que devrais regarder le travail d’Edi Dubien. Et elle avait raison, ce fut une découverte heureuse. Ses figures étonnamment apaisées, mais comme échappées d’un tableau d’Henry Darger, me replongent dans un temps où je passais des heures caché dans les fougères.” Christophe Honoré
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L’énonciation sociale d’une identité
Les jeunes garçons d’Edi Dubien rôdent, tapis à la lisière du visible. Ils sont plusieurs, une armée même, entretenant entre eux l’étrange ressemblance qui est celle des spectres, ou du masque décliné à l’infini. Aucun n’est vraiment individualisé, car aucun, à vrai dire, n’a encore pris sa forme solide définitive.
Leur regard est baissé, fuyant. Parfois, leurs yeux sont lardés dans les nôtres, mais c’est alors leur dos qu’ils nous présentent : déjà, ils sont ailleurs, et nous venons trop tard. La rencontre n’aura pas lieu, car celle-ci figerait forcément le processus d’un devenir radical qu’ils incarnent.
Sa frontalité réintroduirait l’énonciation sociale d’une identité : qui est là ? Qui s’avance, se donne, se présente, et comment ? Or chez Edi Dubien, la feuille ou la toile ménage une autre scène d’apparition. Là, tout est encore mouvant.
La préadolescence gomme les marques du genre. Les éléments végétaux (le rameau de fougère, récurrent, les branches de ronces), les présences animales (renards, crapauds, lièvres), le rideau aqueux ou la texture minérale, celles des règnes. Autodidacte et obsessionnel, Edi Dubien vient à l’art par la photographie de guerre, puis les portraits sur bois à la tronçonneuse.
Des portraits autant composés de vide que de plein
Un temps, il pratiquera également la figure. Des formes de représentation brutes, sauvages, à mille lieues de celles qu’on lui connaît aujourd’hui. La forme, explique-t-il, a pris le temps d’arriver, de trouver son incarnation, cette esquisse diaphane et sérielle qui le singularise aujourd’hui.
« La technique a changé lorsque j’ai pu faire ma transition. J’ai alors eu le temps de me poser, de prendre le temps” – Edi Dubien
Le moyen d’expression est intimement lié à son propre cheminement. Ils reflètent le souvenir d’une enfance parisienne entrecoupée de séjours paisibles et joyeux chez les grands-parents en Auvergne, mais également le sentiment d’habiter un corps autre, étranger, qui n’aurait, lui non plus, pas encore trouvé sa forme définitive.
« La technique a changé lorsque j’ai pu faire ma transition. J’ai alors eu le temps de me poser, de prendre le temps. Je suis entré dans un processus plus lent et plus réflexif, que permettait une peinture et un dessin plus fluide et à la fois plus précis« , explique l’artiste.
La plupart du temps à l’aquarelle, parfois à l’acrylique, les portraits d’Edi Dubien sont tout autant composés de vide que de plein. Le blanc, en réserve de la feuille ou de la toile, est à peine traversé de la ligne tremblante d’un contour, de l’application d’un lavis venant troubler la forme par voiles superposés plutôt que de circonscrire ses contours au moyen de pleins et de déliés.
Les teints sont fanés, passés, comme provenant des limbes de la mémoire.
Bien plus suspension que déconstruction
C’est qu’il s’agit, chez Edi Dubien, bien plus d’une suspension que d’une déconstruction. Les binarismes d’une identité socialement et historiquement déterminée, l’artiste n’entreprend pas de les déconstruire frontalement.
« Ce n’est pas un sujet en tant que tel, je l’ai vécu, je l’ai en moi. Je ne cherche pas à taper du poing sur la table. Il s’agit plutôt d’approcher l’existence de garçons dont personne ne veut, l’enfance difficile que tout le monde a pu vivre, les garçons trans qui ne seraient pas les plus bourgeois. » Plutôt, il s’agit pour lui de préparer la scène à autre chose. Caresser l’entre-deux, oser la non-définition.
Lecteur d’Apollinaire et de Rimbaud tout autant que de Donna Haraway, on retrouve en effet quelque chose de la solidarité diffuse et persistante entre les espèces, toutes les espèces, énoncé par la philosophe américaine dans son récent Manifeste des espèces compagnes (2019), traversé par la création d’alliances proliférantes avec les êtres autres, non humains et même non vivants.
En jouant la carte de l’affect subjectif, Edi Dubien ouvre la représentation à cette même prolifération, contaminant l’avenir par le passé, le soi par l’altérité, circonscrivant alors une zone de devenir en transit qui s’avance en serpentant sans jamais cependant se décider à arriver nulle part.
Edi Dubien – Hors les murs,
d’avril à août, musée d’Art contemporain de Lyon
L’artiste est représenté par la galerie Alain Gutharc à Paris
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