C’est la vision contemporaine et désenchantée d’une certaine catégorie de la population – les bobos – que met en scène Thomas Ostermeier dans L’Abîme de Maja Zade, pour faire entendre la sidération et l’effroi d’une génération.
Gommer l’intime pour se conformer aux exigences de sa classe est un thème au cœur du texte de Maja Zade. Dans L’Abîme, elle jette son dévolu sur un groupe de trentenaires qui se retrouvent à dîner dans la cuisine flambant neuve d’un couple, parents de deux enfants, Pia, 5 ans, et Gertrud, 6 mois.
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Derrière un voile transparent, le spectacle démarre sur une conversation où la vacuité des propos surfe sur des thèmes qui n’engagent à rien et ne livrent rien des protagonistes. De la mémoire de l’eau aux relations libres et des émissions télévisuelles de cuisine au charme des expressions dans le vent, ce ne sont là que des marqueurs de niveau social.
Des faux-semblants disséqués sans état d’âme
On est d’abord étonné de la demande faite au public de mettre un casque pour écouter les acteurs. Mais il transparaît vite que cet accessoire est l’équivalent sonore de la toile transparente du décor à la beauté glaçante, qui sera bientôt lézardée par l’irruption du tragique. L’équivalent scénique des écrans et écouteurs de notre quotidien pour mieux s’abstraire du monde.
Car derrière le filtre de cette soirée où chacun jauge et compare le niveau social des autres, derrière le masque de conversations futiles, des images filmées nous transportent à l’étage de la maison, où dorment les deux enfants. Images de l’innocence bientôt trahies et démenties par le drame qui se prépare. Au fur et à mesure, l’apparente linéarité entre l’action sur le plateau et les images filmées se dérègle. Le temps s’emballe, les flash-backs tentent de reconstruire ce qui vient de se rompre, irrémédiablement, et les voix se déforment dans les casques.
Images de l’innocence bientôt trahies et démenties par le drame qui se prépare
La sidération a remplacé le vide produit par le langage, par l’absence de communication et son artefact : la litanie des discussions à la mode où l’intime est hors jeu. Scindé par deux courants contraires, L’Abîme s’enroule et rejoue en boucle le drame qui survient, qu’anticipait pourtant l’un des invités au début du dîner en rapportant : “L’autre jour, il y avait cette émission à la radio, un programme artistique avec trois médecins légistes en invités. Ils vont au théâtre tout le temps, ils vont voir et revoir les mêmes pièces et ils dissèquent les différences, je suis sûr qu’ils seraient de super metteurs en scène ou régisseurs plateaux.” A quoi un autre lui répondait qu’en effet, ça doit les changer de disséquer des cadavres.
Ayant vu début septembre à la Schaubühne de Berlin Jeunesse sans dieu d’Ödön von Horváth, la dernière création de Thomas Ostermeier, on ne peut s’empêcher de faire un lien entre les deux pièces. L’acuité du regard porté, à travers l’enfant, sur l’adulte à qui échoit la responsabilité de l’élever…
Abgrund/L’Abîme de Maja Zade, mise en scène Thomas Ostermeier, du 3 au 13 octobre, Les Gémeaux, Sceaux
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