[Best of musique 2020] Le deuxième album des Mancuniens, l’énorme (What’s the Story) Morning Glory?, a eu 25 ans en 2020. Sa réédition rappelle qu’au-delà des histoires de bastons, d’alcool et de drogues, Oasis était surtout un fucking groupe de rock.
Le vacarme d’un hélicoptère qui traverse le ciel gris du Hertfordshire et l’écho d’une foule de 125 000 personnes amassées dans ce qui ressemble, vu d’en haut, à un terrain vague au bout duquel trône une immense estrade : la scène se déroule dans la petite localité de Knebworth, en Angleterre, dans le parc du manoir de la famille Bulwer-Lytton.
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Nous sommes le 10 août 1996 et Oasis s’apprête à entrer dans la légende. Après Led Zeppelin, les Stones ou encore Pink Floyd, cette clique de petites frappes venues de Burnage, quartier prolo de la ville de Manchester, va “jouer” Knebworth. Une sorte de Graal pour un groupe de rock, surtout quand le groupe de rock en question double la mise le lendemain et se paye en plus le luxe de feindre de n’en avoir rien à carrer.
Quand on évoque le parcours hors norme d’Oasis, la tentation est grande de faire de cet instant le point d’orgue d’une carrière que la dope, les combats fratricides et les millions de livres sterling auraient pu flinguer aussi vite que Cantona colle son pied dans la gueule des supporters. Les chiffres sont affolants : 7 000 invités (nommez une vedette, elle y était sûrement), 130 000 T-shirts vendus et 250 000 spectateurs cumulés sur deux jours.
De cette épopée, il paraît que Noel Gallagher ne se souvient de rien
La légende raconte que toutes les places se sont écoulées dans la journée de leur mise en vente et que trois millions de personnes ont tenté d’en choper une – soit 5 % de la population britannique. Les deux soirs, les frangins Gallagher se sont même offert les services d’un de leurs héros, le guitariste des Stone Roses John Squire.
Fraîchement retiré des affaires du groupe de Ian Brown après la débâcle de Second Coming, ultime album des aînés mancuniens, le musicien (et peintre, le style du gars louchant vers Jackson Pollock), grippé, s’invitera sur scène pour jouer sur Champagne Supernova et l’acide et mégatonnique reprise des Beatles I Am the Walrus.
De cette épopée, il paraît que Noel Gallagher ne se souvient de rien, hormis qu’il y avait du monde, tandis que Paul “Bonehead” Arthurs, guitariste des premières moutures d’Oasis – et guitariste actuel de Liam Gallagher en tournée – jusqu’à son départ en 1999 pour une vie plus tranquille, aurait trouvé cool l’idée que le groupe splitte après cet événement historique : “J’ai toujours pensé que nous aurions dû nous retirer après la deuxième nuit à Knebworth”, qu’il aurait dit. A croire que ça avait plus de gueule d’en finir une bonne fois pour toutes à Paris quatorze ans plus tard.
Liam, croisé l’année dernière sous le cagnard parisien justement, dans le cadre de la promo de son deuxième album solo Why Me ? Why Not (2019), nous confiait se rappeler davantage les concerts de Maine Road, les 27 et 28 avril de la même année : “Beaucoup de gens ressassent à quel point Knebworth était énorme, et ça l’était ! Mais, au bout du compte, ce n’était qu’un champ rempli d’une foule, merveilleuse, certes. Maine Road représente cependant plus pour moi. C’est là où Manchester City avait l’habitude de jouer, ça se passait chez moi, à Manchester, donc ouais, c’était pour moi d’autant plus mémorable”.
“Take me up to the top of the world / I want to see my crime”
Maine Road, Knebworth, les drogues qui flinguent la tête et assèchent le pif, toutes ces histoires ne seraient restées que projections de journalistes à la manque et paris perdus dans les tablettes des bookmakers si Oasis n’avait pas transformé l’essai après avoir dynamité la scène musicale britannique deux ans plus tôt avec le tonitruant Definitely Maybe (1994).
Sorti l’année de la mort de Kurt Cobain, ce disque était venu jouer le trouble-fête au milieu de ce gigantesque raout que l’on appelle depuis quelques mois alors la Britpop. Un truc qui ne “concerne que des étudiants en école d’art issus de la middle class du sud de l’Angleterre”, d’après Alan McGee, fondateur du label Creation Records (écurie rutilante comptant dans ses rangs quelques sommités dans le genre de The Jesus and Mary Chain, The House of Love, Ride ou encore les fantastiques Primal Scream).
Bienfaiteur des frangins Gallagher, Tony Wilson leur fera signer un contrat sur la foi d’une prestation live bouillante et chaotique, en première partie des Ecossais de 18 Wheeler, effectuée un an plus tôt dans un rade de Glasgow. Pour Noel, Oasis, groupe de wankers venu du nord défavorisé du pays, avait alors déjoué tous les pronostics. “L’industrie de la musique avait jeté les bases de la Britpop et Blur devait en être l’invité principal. Mais nous sommes arrivés et personne ne nous l’a pardonné”, a-t-il confié un jour.
> > Lire aussi notre première interview d’Oasis en 1994
L’industrie aura pourtant eu l’occasion de s’en mettre plein les poches et le Royaume-Uni, de restaurer un soft power qui avait perdu de sa superbe depuis belle lurette sur le dos d’Oasis. Sorti le 2 octobre 1995, (What’s the Story) Morning Glory ?, dont nous fêtons cette année le vingt-cinquième anniversaire, a donc inscrit définitivement la formation dans les petits papiers des dieux de la pop.
Wonderwall toujours au top en 2020
McGee, toujours aussi roublard au téléphone et pas encore totalement fatigué d’évoquer de vieux souvenirs, confirme : “On savait que la réception de l’album allait être énorme. Notamment parce que Definitely Maybe avait vendu plus de 7 millions d’exemplaires. On savait aussi que ça allait être un putain de bon album. Mais personne ne s’attendait à ce que (What’s the Story) Morning Glory ? dépasse les 20 millions d’albums vendus à travers le monde ! Comment aurait-on pu s’attendre à cela ? Vingt-cinq ans après, ce foutu disque remonte encore dans les charts ! Il se vend encore à des milliers d’exemplaires chaque putain de semaine. Quelqu’un m’a même dit que Wonderwall battait des records sur les plateformes de streaming !”
A la question de savoir si Oasis est alors le meilleur groupe de rock du monde, il répond que même Michael Jackson a vendu moins de disques que les kids de Manchester cette année-là. Pour la petite histoire, WTSMG? a été écoulé à plus de 22 millions d’exemplaires, contre 20 millions pour le HIStory de l’Américain.
Concernant Wonderwall, le magazine Rolling Stone pointait récemment que le tube des Mancuniens tapait dans les 570 000 streams en moyenne par jour sur Spotify, faisant de lui le seul morceau sorti avant 2000 constamment recensé dans le “Top 200 Monde” journalier de la plateforme de musique en ligne. Faites le test chez vous : à l’heure où nous écrivons ces lignes, le morceau se classe à la 145e place, juste en dessous du titre Relationship de Young Thug et Future.
Règlements de comptes en famille
C’est le problème avec Oasis : soit on en vient aux mains, soit on en revient aux chiffres. On passe généralement assez vite sur la beauté des textes, le caractère ouvragé des arrangements, la finesse du propos. Noel Gallagher s’est de toute façon autoproclamé meilleur songwriter de tous les temps alors qu’il n’était encore que le roadie des Inspiral Carpets et, de façon étrange, personne ne semble avoir eu l’idée de venir lui contester ce titre.
Si rien n’avait vraiment de sens dans ce que Noel faisait chanter à son castagneur de frérot, la formule était pourtant limpide et imparable. Refrains calibrés pour les stades, gouaille miraculeuse, attitude de sales gosses et caractères. Oasis cochait alors toutes les cases d’un projet gouvernemental top secret visant à offrir aux Anglais une figure totémique autour de laquelle pouvait se réunir le peuple. Après tout, depuis l’assassinat de la Reine par les Smiths, qui pouvait prétendre rassembler la nation sous un même étendard ?
“Oasis est le groupe le plus bosseur qui m’ait été donné de voir évoluer” Alan McGee
Après la sortie, le 30 août 1994, de Definitely Maybe – on parle ici de 150 000 exemplaires vendus en trois jours –, Oasis file se confronter au continent américain avec pertes et fracas. Chambres d’hôtel saccagées, prestations scéniques sous haute influence narcotique et pétage de boulon de Noel, qui se rase la tête treize ans avant Britney, avant de disparaître des écrans radars quelques jours, puis de réapparaître avec quelques morceaux en poche, dont le sublime Talk Tonight, l’une des trois faces B du single Some Might Say (1995).
Alan McGee serait bien allé aux Etats-Unis avec le groupe, mais il nous confie avoir passé quelque temps en cure de désintoxication à la même période. Après s’être foutu sur la gueule backstage avec Liam, Tony McCarroll, batteur du groupe, est prié de plier bagage et d’aller voir ailleurs s’il y est.
Des morceaux écrits sur la route
(What’s the Story) Morning Glory ? sera mis en boîte entre février et juillet 1995, dans les studios de Rockfield, au pays de Galles, puis finalisé à Abbey Road, à Londres. Les morceaux ont, pour la plupart, été écrits sur la route, entre deux tournées chaotiques : “Oasis est le groupe le plus bosseur qui m’ait été donné de voir évoluer, nous raconte McGee avec son accent écossais accidenté. Noel, en tant que songwriter, me faisait beaucoup penser à Shaun Ryder (des Happy Mondays – ndlr). Shaun travaillait chaque putain de jour. Le seul truc qui compte pour ce genre de mec, c’est que le travail soit fait”.
John Robb, conscience de la scène post-punk britannique, inventeur présumé du label “Britpop” et mémoire vivante de la ville de Manchester, est l’un des premiers à avoir écouté ce deuxième album, lorsque Liam l’invita, lui et le groupe qu’il produisait à l’époque, à passer en studio pendant l’enregistrement du disque. D’autres visites du même type ne plurent pas à Noel, qui péta un câble lorsqu’un soir il découvrit un tas de pochtrons en train de picoler en tripotant ses guitares et foutut tout le monde à la porte.
“En 1994, la Britpop, c’est en fait Manchester part II”, nous confiait John Robb quelques années en arrière. Le leader des Membranes voyait en l’explosion d’Oasis l’ultime page du grand roman de la ville, qu’il décortique dans un bouquin rassemblant une somme impressionnante de témoignages, intitulé : The North Will Rise Again : Manchester Music City 1976-1996.
Intelligemment balisée, la frise historique posée par Robb sous-entend une lecture populaire, au sens politique du terme, du succès d’Oasis. La Britpop serait à la fois la résurgence d’un certain savoir-faire mélodique très british contaminant une scène émergente de jeunes groupes et une revanche du Nord prolo prise sur le Sud middle et upper class.
La guerre de la Britpop
L’histoire est bien connue. C’est en 1994 que fut déclarée une guerre pétaradante entre Oasis et Blur, formation menée par le génial Damon Albarn, originaire de l’Essex. Une guerre montée dans les grandes largeurs par les médias, et plus particulièrement le NME (New Musical Express), magazine musique de référence outre-Manche, qui use et abuse de couvertures clinquantes aux couleurs de l’Union Jack (et il n’est pas le seul !).
Blur domine cette année 1994 avec l’album Parklife, après avoir distancé le Suede de Brett Anderson depuis belle lurette. Débarqué dans la bataille un peu plus tard que les autres, Oasis s’invite aux fêtes de l’ambassadeur, sans faire usage des codes de bienséance de la bourgeoisie.
Après avoir calé trois singles dans le Top 40 des charts britanniques, Supersonic, Shakermaker, le vénéré Live Forever (calibré pour Knebworth), et le hit inter-albums Whatever, Oasis réalise le hold-up parfait. Comme un prolongement sémantique et nostalgique du conflit Est-Ouest cinq ans après la chute du mur de Berlin, l’Angleterre se divise alors entre le nord et le sud du pays.
L’incapacité structurelle de penser le monde en dehors d’une vision binaire s’explique peut-être par le souvenir prégnant de la domination totale de deux blocs politiques antagonistes sur le monde pendant près de cinquante ans. Elle s’explique surtout par le besoin vital qu’a l’Angleterre de vibrer.
“Damon était hypercompétitif. Il est vite devenu hyperagressif avec Oasis et ça a rendu Oasis célèbre. Les médias en ont fait une affaire de lutte de classes alors qu’il s’agissait simplement de musique. Blur était un truc arty tandis que Oasis faisait du rock’n’roll”, nous avait confié un jour McGee.
Un objet culte absolu
En 1995, la tension était donc naturellement montée d’un cran, quand Damon s’arrange pour faire coïncider la sortie, le même jour, du nouveau single de Blur, Country House, et celle du single d’Oasis Roll with It. L’affrontement se fera le 14 août : Blur remportera la bataille d’Angleterre et Oasis, la guerre mondiale quelques mois plus tard en écoulant 22 millions de copies de (What’s the Story) Morning Glory ? – “Ça ne change rien au fait que Country House était naze et que Roll with It était brillant”, dira McGee.
Vingt-cinq ans plus tard, on ne sait plus bien si la déferlante Oasis a bel et bien existé. Le 28 août 2009, à Rock en Seine, quand la guitare Gretsch de Noel Gallagher a volé à travers les loges du festival francilien après une énième dispute avec son frère, la flamme oasisienne ne ressemblait déjà plus qu’à un point lumineux au loin dans la mémoire collective.
> > Lire aussi Rock en Seine, le jour où Oasis s’est séparé en live
Après tout, l’enceinte de Maine Road venait d’être rasée trois ans plus tôt. Les récentes cavalcades en solo de Liam ont pourtant montré que le moment de la reformation était peut-être venu, tant la ferveur du public semble trahir une nostalgie palpable.
Objet culte absolu, (What’s the Story) Morning Glory ? n’est jamais qu’un disque composé de douze plages, dont deux interludes. L’attachement qu’il suscite en dit plus sur les psychés britannique et mancunienne, insondables, que sur l’histoire de la musique pop, ce racket organisé comme les autres. Pour finir, la parole à Noel.
On est en décembre 1994, dans Les Inrockuptibles : “Pour pouvoir tirer un coup, il faut écrire de bonnes chansons. Et je peux te dire que les mecs de Happy Mondays ne doivent pas baiser très souvent en ce moment”. On est invincible quand on est jeune.
(What’s the Story) Morning Glory?
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