Âgé de 80 ans, Biram Senghor, fils de M’Bap Senghor, tirailleur sénégalais tué par la France le 1er décembre 1944 au camp militaire de Thiaroye, demande à Emmanuel Macron de reconnaître toute la responsabilité de l’État.
Biram Senghor est l’auteur d’une lettre au président Emmanuel Macron, parue dans Le Monde le 6 novembre 2018, à l’occasion de l’inauguration le même jour, à Reims, d’un monument à la mémoire des « Troupes noires », de 1914 – 1918. Âgé de 80 ans, il demande à « Monsieur Macron [de] réhabiliter la mémoire des tirailleurs sénégalais tombés injustement à Thiaroye ». Les faits, non contestés, sont que dans la nuit du 1er décembre 1944, des Tirailleurs sénégalais, rapatriés à Dakar après être sortis des prisons allemandes, ont réclamé leurs soldes, refusant de rentrer chez eux. La réaction des autorités françaises a été d’en abattre un certain nombre.
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Depuis la visite de François Hollande à Dakar en 2014, l’État reconnaît la responsabilité de la France dans ce massacre et le nombre de 70 victimes. Les autorités militaires ne reconnaissaient jusque-là que celui de 35, coupables de mutinerie. L’historienne Armelle Mabon préfère, à la lumière de ses recherches, le chiffre avancé par Ousmane Sembene, écrivain, réalisateur et militant sénégalais (réalisateur notamment de Le camp de Thiaroye, 1987), de 380 victimes. D’après l’historienne, des archives secrètes ont disparu et sont tenues hors de portée des chercheurs et des familles des victimes.
Des tirailleurs tués « par la France »
Les décisions du Conseil d’État sont attendues pour le premier trimestre de l’année 2019 concernant deux procédures. D’une part, Armelle Mabon et Yves Abibou, le fils d’Antoine Abibou, survivant condamné à 10 ans de prison et d’autre part, Biram Senghor. Ils demandent à obtenir le libellé d’une archive caviardée par les autorités militaires. Le tribunal administratif de Paris instruit, par ailleurs, la requête de M. Senghor pour que son père obtienne le statut de « Mort pour la France », le versement des indemnités de prisonniers de guerre et l’ouverture des fosses communes.
Comment la disparition de votre père a-t-elle été annoncée à votre famille ?
Biram Senghor. J’étais jeune, âgé d’à peine 6 ans, quand les gendarmes sont venus à la maison. J’ai demandé à ma grand-mère ce qu’il se passait. C’est elle, la mère de mon père, qui m’a annoncé sa mort. Nous avons procédé à ses funérailles, sans que nous soit restitué le corps. Jusqu’en 1948, nous n’avons pas eu de nouvelles des autorités françaises. Cette année-là, ma mère et mon oncle, qui m’ont élevé, ont été convoqués au bureau d’un officier français. Je les y ai accompagnés, alors âgé de 10 ans. J’étais trop jeune pour me rappeler ce qui leur fut demandé. Après cela, nous ne fûmes convoqués à nouveau qu’en 1953. À 15 ans, je découvris sur le bureau de l’officier, le dossier militaire de mon père. Je me souviens encore de son numéro de matricule : 32 000 124. Nous sommes ensuite restés sans nouvelles.
En 1970, commandant de brigade de gendarmerie de Karrouchi, j’avais alors 32 ans, peu ou prou l’âge de mon père en 1944. J’ai écrit au président du Sénégal de l’époque, l’écrivain et poète Léopold Sédar Senghor (premier président du Sénégal de 1960 à 1980). Cela faisait 17 ans, depuis 1953, et je pensais, à raison, que le dossier avait été classé et oublié. Je n’ai jamais reçu de réponse de la part du président. Il m’a ensuite fallu 12 ans pour écrire à nouveau, cette fois au président français François Mitterrand. Lui m’a répondu, m’informant que mon dossier avait été transmis au ministère de la défense. Là encore, j’ai obtenu une réponse : il m’informait que des recherches étaient entreprises. Et puis, plus rien jusqu’en 2015.
C’est à ce moment que j’ai rencontré Mme Armelle Mabon, professeure et chercheuse en histoire de l’université de Bretagne-Sud. Elle menait des recherches approfondies sur ce qui s’était passé à Thiaroye le 1er décembre 1944. Elle m’a soutenu dans mes démarches et a commencé à médiatiser l’affaire. C’est à cette occasion également que j’ai rencontré Yves Abibou. Des journalistes français m’ont même rendu visite au Sénégal et Mme Mabon a entièrement pris en charge à partir de là les démarches.
Avez-vous, à un moment, dans vos démarches propres, obtenu le soutien d’autorités sénégalaises ?
Absolument pas. Le président Senghor n’a jamais répondu à ma lettre, mais, de toute évidence, persévérer aurait été une pure perte de temps. À mes yeux les autorités de l’époque ont été d’une lâcheté exceptionnelle. Et celles sénégalaises d’aujourd’hui sont complices. On compte parmi elles de nombreux valets des Français. Depuis 1960n elles ne font rien : pourquoi agiraient-elles maintenant ? Les responsables français, pour leur part, ont tout fait, jusqu’à présent, pour ne pas répondre de cette affaire. Voilà de la lâcheté ! À partir de 1962, de De Gaulle à Macron, aucun président n’a eu le courage de reconnaître ce crime. Les autorités françaises, qui ont mobilisé tant d’Africains de l’Ouest en 1940, sont à l’égard de ces hommes et de leurs descendants, coupables de trahison.
Pourtant en 2014, François Hollande a reconnu la responsabilité de la France dans les événements de Thiaroye…
C’est vrai. Et François Hollande fut un président honnête. Il a reconnu qu’ils ont été lâchement tués et enterrés sur place. Il n’a cependant rien fait avant de partir. Il n’a rien fait pour les familles. La France ne nous a toujours pas payés. Nous voulons entrer en possession de nos droits, les droits pour lesquels mon père et d’autres ont été tués. Nous ne demandons rien d’autre que notre dû.
D’ici la fin du premier trimestre 2019, le Conseil d’État tranchera, qu’attendez-vous de cette décision ?
Tout se passe à Paris. Mme Mabon s’occupe de faire avancer nos demandes. Je dépends de gens de bonne volonté qui acceptent de me venir en aide. C’est à eux, en France, que je m’adresse, espérant qu’ils fassent ce que, d’ici, je ne peux faire. Je suis un pauvre retraité. Depuis toutes ces années, je n’ai obtenu aucun résultat. À 80 ans, j’attends toujours qu’on me remette les indemnités que la France doit à mon père. J’ai passé ces dernières années à écrire des lettres et constituer des dossiers auprès de bien des administrations. Je continuerai tant qu’il me restera la force de le faire. Mes enfants aussi s’interrogent : quand la France nous dédommagera-t-elle ? Les indemnités de captivité n’ont jamais été versées. De plus, si on nous les accorde, les fosses seront ouvertes. Qu’y trouvera-t-on, depuis 74 ans, de ces corps entremêlés ? Il faudrait au moins pouvoir leur donner une sépulture digne d’êtres humains.
Qu’est-ce que votre père a légué à sa famille avant de mourir?
Nous sommes une famille de soldats. Quand mon père est parti, en 1940, il avait 27 ans. Il était trop jeune. Il n’a rien laissé à ma mère pour subvenir aux besoins de notre famille, pas plus qu’à moi. Ma mère a du se débrouiller seule. Le frère de mon père m’a emmené à l’école. Lorsqu’il ne lui a plus été possible de payer pour ma scolarité, je me suis engagé dans l’armée française. C’était en 1958. Après l’indépendance en 1960, je me suis engagé dans la gendarmerie du nouvel État sénégalais en 1961.
Ma mère est morte en 2004, elle avait 85 ans. Le frère de ma mère, quant à lui, était aussi parti en 1940. Il a continué sa carrière dans l’armée française après 1945, comme chef de canton (sous-division administrative dans les colonies françaises). Avant lui, leur père, avait aussi été mobilisé pour la Première Guerre mondiale. Il est mort à Salonique (actuelle Thessalonique), en Grèce et son corps y repose toujours.
Je suis resté dans la gendarmerie du 1er juillet 1961 au 31 décembre 1991, année de ma retraite. J’avais alors le grade d’adjudant-chef. En 30 ans de carrière, j’ai été décoré à 4 reprises. J’ai reçu la médaille militaire et la croix de la valeur militaire. À mon départ, on m’a octroyé la médaille de la gendarmerie pour mes 30 ans de bons et loyaux services. Dans le cadre de l’intervention de l’ONU lors de la guerre civile au Liban, j’y ai été en poste en 1983. J’ai reçu à ce titre la médaille des Nations Unies.
Parmi mes enfants, et ils sont nombreux, 3 fils se sont engagés dans une carrière militaire. L’un dans la gendarmerie, un autre dans la marine et un troisième chez les sapeurs-pompiers.
Qu’attendez-vous de la France ?
Je ne l’ai jamais vue, je voudrais la connaître. Mon père fut le dernier de la famille à s’y rendre. Si les autorités françaises s’étaient montrées compréhensives, elles m’auraient au moins accordé la nationalité française, ne serait-ce qu’afin que mes enfants puissent en jouir. Mais jusqu’ici, tout m’a été refusé. Je ne vois pas ce que je peux, moi-même, faire de plus. Je suis devenu un spectateur de cette histoire. Si demain, la France paie, alors les choses seront rentrées dans l’ordre. Si elle ne paie pas… Cela voudrait dire qu’il est possible de tuer mon père, de le spolier et de jamais rendre compte pour ces crimes ? Je demande à tous les Français de prêter attention à cette histoire et de nous aider à récupérer les indemnités que le gouvernement doit à mon père et à ses camarades morts à Thiaroye.
Avez-vous reçu une réponse de l’Élysée depuis votre lettre dans Le Monde ?
Non, je n’ai rien reçu. J’ai suivi la cérémonie d’inauguration du mémorial aux « Troupes noires » que le président Emmanuel Macron a mené avec le président malien, à Reims. Ils y ont parlé des combattants de 1914 – 1918 et leur ont rendu hommage. Mais, une fois encore, rien n’a été dit de leurs successeurs qui ont combattu pour la France en 1940.
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Osmane SEMBENE, Le camp de Thiaroye, 1987.
Propos recueillis par Nicolas Bove
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