Pour leur second album de 2019, les Américains sortent de leur hibernation métaphysique et repartent au combat.
Il y a des vérités qui transparaissent dès la pochette d’un disque. Adrianne Lenker a passé la seconde moitié des années 2010 en autarcie, à partager la vie de trois garçons hirsutes. Elle a rencontré le premier d’entre eux en 2015, le jour même où elle débarquait à New York pour entamer une nouvelle vie et fonder Big Thief. Ils ne se sont plus quittés depuis, mais les pochettes des deux premiers disques du groupe (Masterpiece en 2016 et Capacity en 2017) restaient ancrées dans son passé à elle avec de très jolies photos qui mettaient en scène sa mère.
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Début 2019, la chanteuse est de passage à Paris pour défendre leur troisième disque, U.F.O.F., paru en mai dernier. Surprise : les quatre musiciens montrent enfin leur tête sur l’emballage : “C’est pour marquer mon passage d’une famille à une autre”, nous expliquait-elle alors. Quelques mois plus tard, pourtant, Big Thief n’est déjà plus tout à fait ce nouveau foyer que suggérait ce cliché, bucolique mais distant. D’interminables tournées auront finalement eu la peau de ses membres. Non pas qu’ils se soient éloignés – bien au contraire. Place aux gros plans, aux cheveux sombres et emmêlés. Two Hands, second album de l’année, entérine leur fusion en un seul et même corps.
Des albums jumeaux conçus à l’arrière du tour bus
“J’ai travaillé avec de nombreux groupes comme ingénieur du son. Souvent, chacun cherche à s’assurer qu’on entend bien ce qu’il joue, nous fait remarquer James Krivchenia, le batteur. Ce n’est pas ce qui est primordial pour nous. Si un morceau est meilleur sans percussions, cela me va. Le plus important n’est pas de satisfaire son ego mais de servir la chanson.” De cette vision presque totalitaire de la musique, où l’individu s’efface devant le bien commun, Big Thief a tiré ces deux disques jusqu’au-boutistes.
Enregistrés à quelques semaines d’intervalle, les jumeaux ont été conçus à l’arrière du même tour bus, pendant les mêmes balances. Ils n’ont pourtant rien à voir : U.F.O.F. rêveur, métaphysique et intangible à l’extrême ; Two Hands abrasif, poussiéreux et débordant de vie. “Réveille-toi et touche ma peau”, chante à présent Adrianne Lenker en ouverture de Shoulders, histoire de rappeler que la phase d’hibernation de ces “excavateurs et explorateurs”, comme elle nous les présente au téléphone, a assez duré.
Tout en textures et en motifs discrets, le shoegaze sylvestre d’U.F.O.F. ennuyait sur la longueur, faute d’incarnation. La voix d’Adrianne Lenker est une piste noire, imprévisible, tortueuse et heurtée. La voir cantonnée à un paisible sentier relevait du crève-cœur.
A la mousse de la forêt, Two Hands préfère la terre brûlée. Toujours accompagnés d’Andrew Sarlo à la production, Adrianne Lenker, James Krivchenia, Buck Meek et Max Oleartchik ont quitté l’humidité de la côte du Pacifique nord pour le Texas. Dans le grand espace de ces terres arides, Big Thief termine sa métamorphose en bête sauvage. Le long de ces dix chansons, on entend pulser un sang incandescent qui irrigue une viande à vif, goutter la sueur qui perle du monstre touffu, résonner un râle capté en live.
“J’écrivais ces chansons en réponse au climat délétère en Amérique”
Techniquement, Adrianne Lenker n’a jamais aussi mal chanté, c’est certain. Pourtant, ce bruit brut et acrimonieux a le don de vous renverser (Forgotten Eyes, Shoulders, Not), comme quand un Dylan bourré d’amphètes s’attaquait au rock. “Lorsque j’écoutais les prises en studio je trouvais qu’elles étaient horribles, ironise la chanteuse. Mais nous avons décidé de les garder car le plus important était qu’elles convenaient au tout.”
https://www.youtube.com/watch?v=UIcVwH47uxQ
D’autant qu’en se reconnectant à l’imagerie parfois violente des débuts de Big Thief, Two Hands se présente, une fois n’est pas coutume, moins comme une introspection qu’un disque de combat, enregistré à deux pas du mur qui sépare les Etats-Unis du Mexique. “Nous n’avions pas choisi ce studio pour ça et on ne l’a compris qu’une fois là-bas, raconte Adrianne. C’était si poignant que ça nous a affectés. Quand vous regardez réellement une clôture comme celle-ci, d’un côté, c’est du désert et de l’autre côté, c’est encore plus de désert. Vous commencez à réaliser l’absurdité de l’être humain…”
“Ce qui se passe aujourd’hui n’a rien de doux. On épuise et meurtrit notre Terre Mère. J’écrivais ces chansons en réponse au climat délétère en Amérique, aux armes à feu, à la brutalité policière. Le problème, c’est que la politique oppose et sépare les gens. Je ne veux pas écrire de chansons politiques. Je cherche à rassembler. C’est important de continuer à visualiser la paix, car à la minute où l’on cesse de l’imaginer, elle est perdue.”
Album Two Hands (4AD/Wagram)
Concert Le 25 février, Paris (Cabaret Sauvage)
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