Avec un premier album à la croisée des genres, la Canadienne porte un regard aussi intimiste que politique sur la condition féminine. Sans concession.
“JPEGMafia est venu me voir à la fin d’un concert pour me dire que j’étais le Young Thug de l’indie.” A l’autre bout du fil, Helena Deland ne peut s’empêcher de rire. Sans chercher à savoir ce qui a bien pu mener le rappeur de Baltimore à une telle comparaison, il est évident que les deux artistes partagent une vision commune : ne surtout pas précipiter la sortie d’un premier album studio. Si Young Thug a mis des années à enchaîner les projets avant d’assumer ce format – So Much Fun en 2019 –, la Canadienne a elle aussi pris son temps pour composer un long format digne de ce nom.
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Après le maxi Drawing Room en 2016 et une série de morceaux disparates compilés deux ans plus tard sur les quatre volumes d’Altogether Unaccompanied, la jeune femme dévoile Someone New, le premier disque à la cohérence qu’elle espérait tant.
Quelle place dans une industrie musicale dominée par les hommes ?
“Mes anciens morceaux ne suivaient pas de continuité thématique. J’avais besoin de faire des ep, d’attendre et de gagner en pratique, admet-elle au téléphone, attablée dans un fameux Tim Hortons de la campagne québécoise pour y capter le wifi. Cet album est beaucoup plus réfléchi. Son concept m’est venu pendant l’écriture, lorsque je traversais une espèce de crise existentielle, et je pense avoir poussé l’idée aussi loin qu’il m’était possible de le faire.”
En 2018, peu de temps après la parution de ses dernières chansons, Helena Deland finit par tout remettre en cause. La Montréalaise s’interroge sur sa place dans une industrie musicale dominée par les hommes. Elle émet des doutes sur son avenir professionnel et va même jusqu’à questionner sa propre identité : “Je me suis rendu compte que certaines difficultés que j’éprouvais à cette époque, autant dans ma vie personnelle que dans ma carrière, ne m’étaient pas uniquement réservées mais qu’elles concernaient toutes les autres femmes. Elles étaient propres à mon genre.”
Cette réflexion fait renaître l’inspiration et sert de point de départ à de nouvelles compositions. Plus que tout, elle sera le fil conducteur d’un disque d’émancipation, façonné avec minutie et entièrement supervisé par la Québécoise. “Tous mes maxis ont été enregistrés avec le musicien Jesse Mac Cormack, qui avait énormément de pouvoir sur le rendu final. Pour mon premier album, il fallait que je prenne le contrôle de l’ensemble, reconnaît-elle.
Entre folk, dream pop et electronica
“J’ai composé en solo, à la guitare et sur clavier MIDI, en prenant le temps de travailler les arrangements et les paroles, ce qui m’a permis de comprendre ce que je ressentais. Je voulais être certaine que toutes les idées que j’avais en tête soient présentes sur mes maquettes et que quiconque y toucherait ne puisse que les améliorer ou simplement m’aider à les produire.”
Les treize morceaux définitifs de Someone New sont peaufinés à Montréal, avec le concours bienveillant d’un ami de longue date, puis enregistrés en groupe avant d’être mixés à New York par le producteur Gabe Wax (The War On Drugs, Soccer Mommy), sans dénaturer les intentions initiales de la musicienne. Entre folk, dream pop et electronica, Helena Deland tisse une trame sonore fantastique où émergent ses insécurités du monde réel.
D’une voix aussi claire que chuchotante, elle jongle avec des mélodies inquiétantes auxquelles répondent quelques envolées plus lumineuses. Le superbe Smoking at the Gas Station marie Portishead à Mazzy Star. Seven Hours ou Clown Neutral convoquent la mélancolie d’Angel Olsen. “Il y a définitivement un désir d’affirmation dans les sons, répond la jeune femme. J’écrivais l’album à un moment où je me politisais, où je remettais en question certaines choses que je n’avais jusqu’ici jamais remises en question. Il en ressort du mécontentement. Pas forcément de la colère, mais quelque chose d’un peu plus sombre. Esthétiquement, c’est un univers qui me plaît beaucoup.”
Trouver refuge dans l’amitié et la sororité
Etroitement lié à son contexte de création, Someone New sonne comme une introspection à résonance féministe. Si Helena Deland a toujours eu à cœur d’explorer la complexité des relations humaines, elle porte ici un regard plus intimiste et politique sur ses expériences conditionnées par son genre. Les paroles qui ouvrent le disque témoignent d’une aliénation : “If I could have every thought/As though for the first time/I’d never get sick of the patterns of my mind/But I’m stuck, I am stuck.”
De cette prise de conscience, la Canadienne passe en revue ses expériences douloureuses pour mieux s’en départir. Elle évoque la peur de vieillir dans un monde masculin qui ne jure que par la beauté et la jeunesse (Someone New), manifeste son désir d’invisibilité face à la dépossession de son propre corps (Fruit Pit) et pointe du doigt les stéréotypes de genre qui l’empêchent d’exister pleinement (Pale). C’est finalement en trouvant refuge dans l’amitié et la sororité (Lylz), tout en acceptant de ressentir et de vivre ses émotions contrastées (Clown Neutral), qu’Helena Deland accède à une certaine sérénité.
“Je me plais à penser que ça m’aurait fait du bien d’entendre un album comme ça lorsque j’étais adolescente, conclut-elle. Les enjeux discutés sur Someone New sont un peu derrière moi. J’ai l’impression de les avoir exprimés et d’en être revenue. Il fallait que je les nomme. Au bout du compte, il se dégage une sorte d’acceptation, de paix intérieure, même si elle peut encore paraître dark.” Sorcière malgré tout.
Someone New (Luminelle Recordings/Bertus), sortie le 9 octobre
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