Les déclarations et propositions présentées tout au long de la campagne présidentielle brésilienne représentent-elles un risque pour la République brésilienne?
« Soyez-en témoins, ce gouvernement sera le défenseur de la constitution, de la démocratie et de la liberté. Ce n’est pas la promesse d’un parti ou d’un homme, mais un serment fait à Dieu. La vérité va libérer ce pays et la liberté va nous transformer en une grande nation. La vérité qui nous a conduit jusqu’ici, continuera à illuminer notre chemin. » Jair Bolsonaro est entré dans son costume de Président-élu avec la sacralité d’un prêcheur évangélique, un ton qui a de quoi inquiéter les Brésiliens encore attachés à la République laïque et démocratique. Cette déclaration est “inquiétante et préoccupante” parce qu‘“aux yeux de Bolsonaro, la Bible et la constitution ont le même statut. La vérité de la Bible est une et indivisible. Tout ce qui ne fait pas partie de son lexique religieux n’entre pas dans sa vérité”, selon Gaspard Estrada, directeur exécutif de l’OPALC.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La campagne présidentielle de Jair Bolsonaro, qui a boycotté les médias traditionnels pour la faire sur les réseaux sociaux – fustigeant les partis traditionnels et leurs membres désignés comme corrompus et prenant un ton menaçant contre les minorités (indigènes et sexuelles), les opposants politiques et les femmes ; prônant enfin un discours extrêmement licencieux à l’égard des violences policières – semble faire peser une menace sur les institutions républicaines et démocratiques brésiliennes. Comme le fait remarquer l’historienne, enseignante et chercheuse Maud Chirio, « Jair Bolsonaro arrive au pouvoir après 5 ans de délitement de la démocratie […]. Les institutions brésiliennes sont fragilisées, d’autant que la démocratie n’a que 30 ans. Les réseaux en faveur de la dictature existent toujours. »
Discrédit des canaux traditionnels
Si les premières annonces concernant le futur gouvernement commencent à se succéder, le flou persiste concernant la politique du nouveau pouvoir. Elle dépendra à la fois de l’équilibre au sein de l’Assemblée fédérale et au sein du gouvernement. Évitant de tomber dans des conjonctures sans lendemain, la question de la solidité des institutions républicaines et démocratiques du pays face au phénomène Bolsonaro est néanmoins légitime.
La chercheuse Maud Chirio nous rappelle les faits : le seul élément sur lequel il est sûr de s’appuyer, est la politique du futur gouvernement en termes d’éducation. Elle a d’ailleurs déjà commencé à être mise en oeuvre, et laisse attendre le pire. « Une députée de l’Etat de Santa Catarina a appelé les étudiants à filmer leurs professeurs pour les dénoncer, preuve à l’appui. Elle a lancé un appel officiel (la semaine suivant l’élection de Jair Bolsonaro. Ndlr.), mettant à disposition un numéro pour envoyer ces vidéos. « Le Président-élu a « ensuite pris la parole pour appuyer la démarche ». Sans surprise, « de très fortes tensions voient le jour dans les universités ».
Dénoncer ses enseignants…
Cette initiative appuyée par le nouveau pouvoir s’inscrit dans une campagne de désinformation constante tout au long de la campagne à l’égard du système éducatif en place, usant de fake news sur les réseaux sociaux. « Les enseignants y sont présentés comme massivement communistes, cherchant à endoctriner les étudiants », nous explique l’universitaire française. D’autant que ces professeurs sont dits « non seulement communistes mais en plus, ils pervertissent la jeunesse, la poussant vers l’homosexualité ». La dénonciation de la « théorie du genre », a fait de nombreux émules durant la campagne.
Plus inquiétant encore, « un projet de loi a déjà été déposé au Congrès et sera voté en décembre. Le gouvernement vise à empêcher l’enseignement de certaines thématiques comme l’esclavage, le nazisme [présenté comme une forme de socialisme de gauche. Ndlr.], le féminisme, les mouvements sociaux, la dictature ». Le futur ministre de l’éducation, un général à la retraite du nom de Alessio Ribeiro Souto, « a déjà publié une liste des ouvrages qui seront retirés des bibliographiques de l’enseignement », ce qui « va à l’encontre du fonctionnement des universités dans tous les pays démocratiques », dénonce Maud Chirio.
Une lutte mémorielle
Cette censure scolaire est massivement contestée par le corps enseignant brésilien. Dimanche 4 novembre se déroulait le Enem (le baccalauréat brésilien). À cette occasion, « les professeurs ont fait le choix de mettre au programme tous les sujets que le futur gouvernement de Jair Bolsonaro veut interdire et éviter, du féminisme à la dictature en passant par la manipulation des données personnelles sur les réseaux sociaux ». Inquiète, l’universitaire nous explique que « ces sujets n’auraient ému personne il y a trois ans. Au lendemain de l’élection de Jair Bolsonaro, ils provoquent un grand scandale ». L’alinéa IX de l’article 5 de la constitution brésilienne assure que « l’expression de l’activité intellectuelle, artistique, scientifique et de communication est libre et n’est soumise à aucune forme de censure ou permission ».
https://www.youtube.com/watch?v=L0qp_dNGwa0&t=70s&frags=pl%2Cw
La lumière mise sur l’usage de ces données fait écho à des articles parus dans le quotidien national conservateur La Folha de San Paulo. Le système de propagande de Jair Bolsonaro y est dévoilé. On découvre ainsi que « sa campagne a été animée par 300 000 groupes Whatsapp composés de producteurs d’information et de liste de destinataires – peut-être achetées. À raison de 60 à 100 nouvelles par jour, diffusées 300 000 fois, ces groupes avaient une réelle force de frappe », explique l’historienne. Le quotidien ne s’est pas contenté de révéler ce système sans précédent qui a fait paraître obsolète les médias traditionnels et les autres candidats, il « a dénoncé l’existence de cette pratique et le fait que son financement était assuré par des entreprises qui achetaient à la fois les contenus, les listes de diffusion et les envois de messages« . L’historienne nous précise ainsi le fonctionnement du processus. À raison de 12 millions de reales (soit 2,8 millions d’euros) le « package », une quantité massive d’argent n’a pas été déclaré pendant la campagne.
WhatsApp, organe massif de campagne
Jean-Matthieu Albertini, correspondant de Mediapart au Brésil, nous rappelle que Jair Bolsonaro a, à la suite de la parution de ces articles, menacé le journal, déclarant que « son compte [était] bon » : il pourrait supprimer la publicité aux groupes de médias lui étant opposés (à raison de 500 millions de 443 millions d’euros de budget public). Ce quotidien se réclame de la droite conservatrice républicaine. Maud Chirio nous précise qu’« aux yeux de la propagande de Bolsonaro, la presse internationale ment pour empêcher que la rénovation brésilienne ait lieu. On assiste ainsi à une entrée en système idéologique qui, sur fond de discrédit du politique, d’un antipétisme [opposition au PT – parti travailliste. Ndlr.] nourri par la presse depuis 5 ans et de crise économique, a idéologisé une part grandissante de la population ».
Cette même presse a participé activement au discrédit de la classe politique et du PT sur lequel Jair Bolsonaro a surfé tout au long de ces élections, réemployant à son avantage un discours anti-corruption. L’historienne Maud Chirio analyse ainsi la situation : « La déconstruction de la démocratie brésilienne s’est faite par la dénonciation de l’usage de caisses noires. Le Lava Jato [sorte de « grand ménage ». Ndlr.] repose sur le fait que des entreprises ont donné de l’argent à des partis politiques pour faire campagne. Les cas d’enrichissements personnels sont marginaux. Le scandale provient essentiellement de dons privés ou semi-publics à des partis politiques. Le PT en a été un des bénéficiaires, les médias en ont fait le principal ». Au Brésil, nous précise-t-elle, il n’existe aucune législation concernant le financement des partis et des campagnes. Il n’y a donc pas d’alternative, toute solution peut être tenue pour illégale.
« Un outil pour abattre la gauche »
Le « délitement démocratique » que dénonce l’historienne s’est produit aussi par la participation progressive du système judiciaire à une entreprise politique hostile au PT. Le Juge Sergio Moro, devenu futur Ministre de la justice de Jair Bolsonaro, a incarné cette dérive. En janvier, il deviendra l’un des principaux ministres du premier bénéficiaire de ses pratiques douteuses. À l’origine, le Lava Jato était « une offensive judiciaire qui visait à limiter les pratiques illicites en politique ». Le juge Moro a su la transformer en « un outil pour abattre la gauche ».
La chercheuse Maud Chirio nous donne quelques explications : « En même temps qu’il mettait en avant les enquêtes contre le PT auprès de l’opinion, il classait de manière de plus en plus systématique toutes celles concernant la droite et le centre [qui a récupéré le pouvoir en la personne de Michel Temer à la suite de l’Impeachment de Dilma Rousseff. Ndlr.], et adaptait les procédures judiciaires aux délais politiques ». La chercheuse poursuit : « Le calendrier de la procédure contre Lula [Luiz Inacio Lula da Silva, leader du PT, donné favori aux élections de 2018 avant d’être mis en prison par le juge Moro et Président de 2003 à 2010. Ndlr.] en est l’exemple le plus probant. »
Abus judiciaires
De nombreuses procédures n’ont pas été respectées et les abus ont été facilités par le fait qu’ »[au] Brésil, le juge d’instruction est celui qui mène l’enquête et qui prononce le jugement ». La condamnation et l’incarcération de Lula est donc « avant tout, le fruit du travail et de la volonté individuelle du juge Moro ». Ce détournement du système judiciaire n’a pas fait que permettre l’élection de Jair Bolsonaro, il a modifié, dans les faits, le fonctionnement des institutions de la République.
« La justice, explique Maud Chirio, s’est dévoyée et est devenu un acteur politique, responsable de l’élimination de la gauche : les médias devenant le porte-voix de cette élimination ». Le politologue Gaspard Estrada revient sur cette nomination : « Sa [celle du juge Moro. Ndlr.], s’était publiquement prononcé pour Bolsonaro. Elle [cette nomination. Ndlr.] ne fait que confirmer le reproche des partisans de Lula du caractère politique et contestable de cette condamnation. Le juge Moro a joué et jouera, désormais en l’assumant, un rôle politique ». Pour le politologue et l’historienne, le message est clair, il est celui de la « politisation de la justice et de la judiciarisation de la politique ». L’alinéa III du paragraphe 4 de l’article 60 de la constitution confère à la séparation des pouvoir le statut d’immuabilité. Elle « ne peut [même] être objet de délibération ».
Le contre-pouvoir judiciaire en question
Dans ce cadre, les institutions judiciaires brésiliennes pourront-elles assumer leur rôle de contre-pouvoir face à l’exécutif ? Seul le Tribunal fédéral suprême en a, théoriquement, le pouvoir. Composé de 11 ministres entre 35 et 65 ans, nommés par le Président, avec l’approbation à la majorité absolue du Sénat fédéral, il a pour fonction de veiller « au respect de la constitution. Il juge de la constitutionnalité des lois et actions du chef de l’état et du gouvernement, il juge, en droit commun, ces mêmes personnes », d’après l’article 101 de la constitution.
Au cours de la campagne, les membres du tribunal ont clairement affirmé qu’ils veilleraient au respect des libertés individuelles nous rappelle Maud Chirio. Mais la chercheuse a peu d’espoir : Jair « Bolsonaro n’est pas encore au pouvoir. Il faudrait donc que la justice brésilienne, après avoir été acteure du processus de déconstruction démocratique, se rende compte que l’installation de ce nouveau pouvoir est dangereux ». Jean-Matthieu Albertini, journaliste, va dans le sens de l’universitaire lorsqu’il nous explique que le fils aîné du Président-élu, Eduardo, député fédéral de Sao Paulo, a menacé le tribunal, affirmant qu’il suffisait « d’un bidasse et d’un caporal », pour le mettre au pas.
Les institutions sont fragilées, d’autant que le Président-élu a rallié à sa cause les services de police par son discours de tolérance zéro extrêmement violent. À ce sujet, Maud Chirio est catégorique : « ses propositions sont complètement anticonstitutionnelles ». Derrière le terme de « suspension d’illicitée », se cache l’abolition de toute « conséquences judiciaires » pour les actes des policiers. Partisan de Jair Bolsonaro, le gouverneur de Rio a déclaré, la semaine suivant l’élection de son candidat que, face à quelqu’un armé, la réaction d’un policier est simple : « on vise la tête, et boom ».
5000 morts par an
La police brésilienne tue déjà, en moyenne, 5000 personnes par an. Cette banalisation de la violence paraît d’autant plus inquiétante que, comme le fait remarquer l’historienne, « depuis le second tour, il n’y a aucune raison de penser que Jair Bolsonaro va se fondre dans le système », et tempérer son discours.
Dans un pays qui a été dirigé pendant 20 ans par une dictature militaire (de 1964 à 1985), ce sont vers l’armée que les regards se tournent quand la question de la permanence de la République se pose. La constitution met l’armée « sous l’autorité suprême du Président de la République ». Sa mission est « la défense de la Patrie, la garantie des pouvoirs constitutionnels et, à l’initiative de l’un quelconque de ceux-ci, de la loi et de l’ordre ». Cet article 142 de la constitution a été utilisé à plusieurs reprise depuis 2015, notamment par le futur Vice-président brésilien, Hamilton Mourao, général à la retraite, à l’encontre d’un État qu’il jugeait paralysé. Pour l’universitaire Maud Chirio, « l’armée est déjà au gouvernement », une affirmation à nuancer puisque tous les anciens militaires annoncés au sein du gouvernement sont à la retraite.
L’armée au pouvoir?
Selon l’historienne, cette présence peut être un facteur d’instabilité. Jair « Bolsonaro est un capitaine de réserve expulsé de l’armée. […] Les militaires autour de lui sont compétents et ont pour eux la supériorité hiérarchique ; ce qui est fondamental dans l’imaginaire militaire ». La spécialiste de l’armée brésilienne analyse ainsi qu’ « au cours des 4 années à venir, les dissensions au sein du gouvernement – particulièrement concernant la politique économique – peuvent opposer les militaires conservateurs aux tenants d’une politique néo-libérale ». Dans une telle situation, « il n’est pas certain, selon la chercheuse, qu’ils continuent à obéir à un commandant-en-chef, le Président de la République, qui n’est militairement qu’un capitaine ».
Hamilton Mourao a, en effet, pris ses distances avec Jair Bolsonaro depuis l’élection. Le premier novembre, il déclarait notamment que Sergio Moro avait été convoqué dès la campagne présidentielle pour se voir proposer le poste de ministre de la justice par Jair Bolsonaro. Cette affirmation compromet le capitaine de réserve et le juge si elle devait se vérifier. On aurait alors affaire à un véritable « coup monté », dénonce Maud Chirio. Si l’élection de Jair Bolsonaro est majoritairement bien perçue au sein de l’armée, Jean-Matthieu Albertini nous fait remarquer que certains officiers craignent que l’image de l’institution, très bien vue de l’opinion, se voit ternie du fait de la présence, au sein du gouvernement, de généraux à la retraite.
Des militaires marginaux
Le journaliste et l’historienne s’accordent à dire que Jair Bolsonaro reste « très appuyé par une frange de l’armée qui était hyper-marginalisée », et pour laquelle il a milité durant toute sa carrière politique. Selon Maud Chirio, on trouve derrière le Président-élu, « il s’agit des réseaux d’extrême droite militaires, très actifs dans le cadre de groupuscules depuis la transition démocratiques. L’essentiel de leurs activités concerne la guerre de la mémoire au sujet de l’héritage de la dictature […]. Le nouveau pouvoir s’est entièrement approprié ce discours, allant jusqu’à héroïser les personnages les plus important de la répression, tels Carlos Ustra [ce colonel fut le tortionnaire de Dilma Rousseff. Ndlr.]. […] Au cours de la campagne et de l’élection, les idées des membres de ces groupes sont devenues majoritaires ». Et leurs prétentions s’en voient accrues.
Le doute – quant à la politique future de Jair Bolsonaro et la question de savoir jusqu’où il osera aller – réside dans l’appui qu’il obtiendra, ou non, au sein de l’Assemblée. Selon Jean-Matthieu Albertini, beaucoup des députés du « Gros centre », conservateurs « dans l’esprit », sont des « girouettes ». Ils sont prêts à se rallier à Jair Bolsonaro aujourd’hui mais changeront d’avis en cas de problème. Maud Chirio se fait plus pessimiste. Le parti de Jair Bolsonaro, le PSL (Parti social-libéral), « seul, représente 10% du parlement. Mais la question est aussi de savoir dans quelle mesure il respectera la constitution. Le régime militaire avait respecté un légalisme de façade, faisant usage de décrets présidentiels. Des amendements constitutionnels ont été décrétés et la constitution en a été modifiée sans que rien ne sorte de la légalité. La dictature avait établi une nouvelle légalité, présidentielle, avec un primat de l’exécutif : un système extrêmement hybride ».
{"type":"Banniere-Basse"}