Il y a 20 ans, le premier album du duo formé par Booba et Ali percute les bacs des disquaires et explose les compteurs avec un rap froid, nourri au son de Queensbridge et voué à marquer une rupture avec les années 1990. Plus rien ne sera jamais pareil par la suite.
En 2000, Ali et Booba n’affichent encore aucun album sur le C.V., mais quiconque a entendu leur voix, posé une oreille sur leurs différents freestyles (Les bidons veulent le guidon, parmi les plus mythiques) et pris le temps de comprendre leur don pour les passe-passe se souvient d’eux. “Aux revendications sociales prégnantes des années 1990, Lunatic opposait une description froide et brutale de la réalité”, déclarait à Télérama Jean-Pierre Seck, co-fondateur de 45 Scientific.
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Un don naturel pour les rimes racailleuses et la mise en son de leurs rêves frustrés qui vaut à Booba et Ali une influence pérenne au sein du rap français. Josman cite volontiers Mauvais œil comme un album fondateur, Dinos y fait référence dans plusieurs de ses morceaux, Caballero & JeanJass ont écrit leur propre version de La lettre – un titre que Benjamin Biolay considère comme du “Dostoievski en prison” -, tandis que Nekfeu n’hésite pas à le considérer comme la “définition même d’un classique”. Dans nos colonnes, il ajoute : “Il n’y a pas un track à jeter, que de la frappe sombre au niveau des prods, une complémentarité exemplaire entre les deux MC’s”.
Disque d’or
À la fin des années 1990, rien ne laissait pourtant présager que Mauvais œil puisse accéder à un tel mythe. L’album est certes attendu par tous ceux qui ont tendu l’oreille à Le crime paie et Les vrais savent, parmi les meilleurs morceaux présents sur les compilations Hostile et L432, mais la musique d’Ali et Booba semble encore appartenir à une niche.
Surtout, Mauvais œil né dans la douleur. Il y a déjà l’incarcération de Booba, qui retarde la date de sortie. Mais il y a aussi la méfiance des maisons de disques, qui préfèrent botter en touche à l’écoute de ce rap profondément connecté à la rue, dans les textes comme dans les productions, avec cette reverb qui donne l’impression d’avoir affaire à un disque enregistré depuis le hall d’un immeuble.
Du côté de Skyrock, la radio première sur le rap, l’accueil n’est guère plus chaleureux. A priori, les programmateurs sont partants pour accorder à Mauvais œil une semaine de “Planète rap”, mais refusent la présence de Booba et Ali dans les studios. Un coup bas qui fait date dans l’histoire du rap français, mais qui ne douche pas l’enthousiasme de l’équipe de 45 Scientific, qui déploie alors de grandes affiches dans le métro, multiplie les campagnes promotionnelles à l’extérieur de Paris, réédite l’album au bout de quelques semaines accompagné d’un DVD et de deux inédits (Civilisé, Banlieue Ouest), et écoule ainsi plus de 100 000 exemplaires, faisant de Mauvais œil le premier disque d’or de rap français en indépendant.
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Il faut dire que le disque est méticuleusement pensé par l’écurie parisienne, qui va jusqu’à recruter les meilleurs graphistes (Laurent Kalzone) et photographes (Xavier De Nauw) que l’époque a en réserve pour donner vie à une pochette censée entretenir ce mystère, cette réalité sombre et cette tension qui nourrissent chacun des morceaux. Pas l’temps pour les regrets, HLM3, Le son qui met la pression : tous ces titres, des “avertissements plus que du divertissement”, annoncent avec brio les tendances du rap hexagonal dans les années 2000. Un rap au verbe aride, qui se moque d’entamer un dialogue avec les gouvernants (contrairement aux démarches autrefois défendues par NTM ou IAM, pour schématiser), privilégiant l’expression brute d’un quotidien passé à l’ombre des tours.
Car, si le rap français n’a pas attendu Lunatic pour s’inspirer du son new-yorkais, aucuns rappeurs n’avaient semblé capable de traduire avec une telle aisance les albums de Mobb Deep, du Wu-Tang ou de Capone-N-Noreaga dans des morceaux qui transpirent l’odeur du bitume, refusent le misérabilisme (“On dit que la vie des jeunes de la rue est triste, mais qui tu blâmes ? J’ai pas besoin de tes larmes, où est le drame ?”) et font de l’illégal un mode de vie.
“Faut viser l’top avant l’fourneau ou l’fourgon”
Au fond, Booba ne fait rien d‘autre que ce qu’il a toujours fait : s’inspirer des tendances américaines. Mais il parvient ici à le faire avec style – cette fameuse révolution dans l’élocution matérialisée deux ans plus tard sur son album solo -, envisageant ses 16-mesures comme des théâtres aux mœurs âpres, chargés en punchlines vouées à devenir virales (“Si tu kiffes pas renoi, t’écoutes pas et puis c’est tout”), en formules cinglantes (“Enfance insalubre comme un fœtus avec un calibre”), mais systématiquement contrebalancée par les paroles parfois ésotériques d’Ali.
C’est là toute la singularité, l’intelligence et la puissance de ce disque : parvenir sur 17 morceaux à créer une osmose entre deux rappeurs que tout oppose. D’un côté, Booba, une tête brûlée venue cracher sa haine sur un son compact, tendu, nourri de samples bien camouflés et angoissants ; de l’autre, Ali, dont les textes faits de questionnements religieux et de réflexions intimes rappellent que Mauvais œil serait à ranger dans la catégorie “rap conscient” si les saillies et les vérités crues de B2O (“La terre est belle, ronde comme un cacheton”) ne venaient pas apporter une énergie gangsta à l’ensemble.
Sachant cela, et malgré une complémentarité impressionnante derrière le micro, perceptible à l’écoute de La lettre et Groupe sanguin, il semblait inévitable que leurs carrières respectives prennent des chemins contraires. Pour ne plus jamais se recroiser : “L.U.N.A.T.I.C j’ai mis une croix dessus comme Ali l’a fait pour Cassius Clay”, rappait Ali en 2005, signant au passage l’oraison funèbre d’un duo iconique, qui aspirait “le temps les yeux plissés”.
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