Il y a dix ans déjà sortait le premier chapitre de la saga « Twilight », réalisé par Catherine Hardwicke. Retour, en trois scènes emblématiques, sur un (faux) film de vampire devenu culte.
Ce statut d’objet culte, Twilight l’a obtenu presque malgré lui. Lorsque Catherine Hardwicke réalise le premier opus de la saga en 2008, personne ne croit réellement au projet, ni ne perçoit dans cette romance paranormale le potentiel d’un futur blockbuster. Bien que la saga littéraire de Stephanie Meyer soit un phénomène depuis 2005 aux Etats-Unis, le tournage du film se déroule dans l’indifférence. Les producteurs confient l’adaptation à une réalisatrice indépendante, évoluant hors des sentiers battus d’Hollywood. Surtout remarquée pour Thirteen, sorte de trip cauchemardesque sur deux adolescentes paumées accros à la drogue, Catherine Hardwicke a un regard clinique, sans concession. Son style est net, un peu trash, souvent provocateur. Sa caméra n’épargne rien. Une doxa esthétique et une éthique qui semblent difficilement s’accorder avec la bluette propre, inhibée, de Stéphanie Meyer.
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Pourtant, c’est cette étrange rencontre entre la vision fiévreuse de Catherine Hardwicke et l’écriture lisse de Stéphanie Meyer qui donnera lieu aux dualités les plus intéressantes du film, à ses niveaux de lectures multiples ainsi qu’à sa capacité à contourner les lieux communs des genres auxquels il s’attaque. Sans entrer en résistance contre le texte original, le film compose avec lui, et de ce compromis esthétique est né une oeuvre faussement naïve, souvent profonde. Retour, en trois scènes, sur le premier opus d’une saga surprenante, qui discrètement, l’air de rien, sous le vernis du succès et des controverses, a esquissé des audaces formelles, des déplacements de genre et d’enjeux narratifs saisissants.
1. La scène d’ouverture : un prologue à mi-chemin entre teen-movie et film indé
De cette rencontre entre un produit littéraire plutôt formaté, obéissant dans son sous-texte à des mécanismes éculés, et une réalisatrice affirmée, se dégage un film à l’esthétique mélangée, hétéroclite. Si Twilight respecte scrupuleusement les formules, les tics de la sitcom teen, c’est pour mieux les détourner avec ingéniosité, et proposer des variations plus singulières autour de ces attendus du genre. En témoigne la scène d’ouverture du film, qui cristallise, en quelques minutes, cette tension entre le passage obligé par le teen-movie classique et la tentation, pour la réalisatrice, de proposer un chemin alternatif, plus sinueux. Le début de Twilight s’offre ainsi comme un diptyque, qui propose successivement au spectateur deux façons d’entrer dans l’histoire et d’aborder la relation amoureuse de Bella et Edward. La première renvoie à une vision sombre et métaphorique, témoignant du style de Catherine Hardwicke. La seconde, plus classique, renvoie aux codes du teen-movie et à ses mécanismes rodés.
Le premier prologue, détaché de l’intrigue, sans aucune fonction informative, plonge violemment le spectateur dans la clairière d’une forêt où une biche s’abreuve. La voix-off de Bella évoque le lien entre l’amour et le sacrifice, entrelaçant la mort et la passion dans une pure tradition gothique : « Je me suis rarement demandé comment j’allais mourir. Mais mourir à la place d’un être cher me semble une fin enviable ». Soudain, la caméra adopte le point de vue d’un prédateur se jetant sur la biche. Tremblante, la caméra obstruée par les feuillages effectue des mouvements anarchiques. La suite de l’intrigue nous enjoindra à décoder la scène rétrospectivement: cette caméra subjective correspond au point de vue d’Edward, attaquant un animal peureux, qui renvoie bien-sûr à la figure de Bella.
Le deuxième prologue s’enclenche, et nous ramène vers le terrain plus familier du teen-movie. Une série de plans elliptiques, toujours commentés par Bella, nous montrent les adieux de Bella à sa famille. Plus de symbolisme gothique, de paroles tourmentées. Les éléments de l’incipit romantique classique prennent le relai : un déménagement dans une ville nouvelle, la peur d’une rentrée dans un nouveau lycée. Autant d’indices propices à la rencontre amoureuse, et que le spectateur reconnaît et décode.
Cette violente réinscription dans le teen-movie classique, ce retour dans le droit chemin après un écart de route, donne aux premières images de Twilight un caractère profondément versatile. Sa tonalité duelle, sa façon presque schizophrénique de tendre vers la normalité, pour dévier vers un traitement plus « dark » des événements, est condensée ici. Une dualité qui concerne la forme, mais aussi le fond. Le prologue de la forêt, métaphorique et programmatique, est une lecture transgressive de l’histoire d’amour chaste de Bella et Edward. Ce que la réalisatrice nous donne à voir, c’est une histoire de prédation, dans un univers non domestiqué, bestial, qui exploite la noirceur latente du récit de Stephanie Meyer. Il s’agit de jouer, sur un mode primaire, presque archaïque, l’idylle romantique, en la dépouillant, en la réduisant à ce qu’elle est réellement : une histoire de désirs contraires, de traque et de chasse. Film indé au formalisme audacieux, ou teen codifié ? Le film ne choisira pas, voilà ce que semble nous dire cette séquence liminaire.
2. La scène de l’aveu : le fantastique comme territoire du désir, ou l’hybridation entre la romance et le surnaturel
Si l’interférence entre la romance et le fantastique semble aujourd’hui naturelle, c’est parce que Twilight a ouvert la voie à toute une série de productions teen prenant pour cadre des univers surnaturels ou dystopiques. Sublimes Créatures ou Vampire Diaries ont par exemple largement réinvesti cette formule composite, dans laquelle le spectateur peut à la fois s’identifier grâce à une intrigue sentimentale familière, et en même temps s’évader, grâce au monde alternatif et inconnu qui lui est proposé. Voilà ce que Twilight semble avoir amorcé : l’utilisation du genre fantastique comme prisme à travers lequel relire les contradictions du sentiment. En somme, transposer les hésitations adolescentes, les élans contradictoires de l’amour naissant dans un univers parallèle. Comme si, pour filmer le désir, pour lui rendre sa vitalité à l’écran, il fallait le transposer en territoire étranger, voire hostile. Au fond, Twilight n’est pas tant un film de vampire qu’un récit sur l’ardeur contrariée, sur l’avidité qui ne peut être satisfaite. La figure du vampire, et le sous-texte fantastique qui en découle, ne sont que des subterfuges pour évoquer des adolescents entravés dans leurs corps, contraints à ne pas se toucher.
Dès lors, tout le programme fantastique de Twilight semble n’être qu’un prétexte générique, dont la réalisatrice se sert pour donner forme aux pulsions amoureuses. Comme par un effet de recoupement, le fantastique devient le territoire du désir, et la trame romantique classique adopte les codes de l’étrange. D’où, aussi, ce sentiment d’un récit en trompe-l’œil, qui entremêle la romance et le surnaturel pour en subvertir les implications. Les rêves érotiques de Bella se transforment ainsi systématiquement, au contact de la caméra de Catherine Hardwicke, en scènes cauchemardesques, et là où le spectateur s’attend à une résolution sensuelle, le film n’offre qu’une vision de peur.
Pourquoi ce décalage ? Parce qu’au fond, c’est la violence du désir féminin qui intéresse la cinéaste, la façon dont elle éradique sur son passage tous les enjeux romantiques du récit. Plus impressionnante que tous les éléments surnaturels que le film pourrait donner à voir de façon démonstrative, cette pulsion est montrée comme un phénomène surnaturel, presque fantastique. Et le désir féminin devient une puissance qu’il faut filmer comme une menace bien plus destructrice que tout le reste, car elle se nourrit de l’interdit et de l’obstacle. Puisque tout contact entre Bella et Edward est impossible dans l’ordre du récit sentimental (ce dernier tuerait celle qu’il aime s’il la touchait), l’érotisme prendra la forme détournée du surnaturel.
Réciproquement, on remarque que toutes les séquences à connotation fantastique prennent un sous-texte romantique et s’achèvent dans une tonalité du même type. Un mécanisme de mise en scène qui atteint son apogée dans la scène de l’aveu, où Edward révèle à Bella sa véritable nature. La séquence, dans son dispositif, distille tous les indices d’un climax fantastique en préparation. La forêt sombre dans laquelle il faut s’enfoncer, allégorie du danger et de l’altérité menaçante ; un travelling circulaire à 360 degrés étouffant Bella, comme prise dans la toile d’une araignée. Catherine Hardwicke multiplie ensuite les plans décadrés, les mouvements de caméra désaxés, comme si le réel se distordait sous l’effet de la monstruosité soudainement révélée d’Edward.
Mais peu à peu, la séquence prend un tournant tout autre. Alors qu’Edward redouble d’efforts pour faire fuir Bella, celle-ci se rapproche, insiste, réduit la distance entre eux par la parole. La caméra s’apaise, les plans se stabilisent, et la scène prend la forme d’un dialogue romantique où chacun dit à l’autre qu’il a peur de le voir partir. Comme désamorcé, coupé dans son élan, le fantastique laisse place aux détours sinueux de la parole amoureuse. Mises en regard, les deux séquences sont frappantes. La forêt, qui devrait être un lieu terrifiant devient l’espace du dialogue amoureux, quand la chambre de Bella, alcôve intime, tourne au huis clos surnaturel. Emprunter les sentiers et les topos du fantastique donc, mais pour figurer un désir qui ne peut pas s’extérioriser.
3. Le tournoi de baseball : déplacer les enjeux du film d’action
Twilight 1, c’est aussi une manière particulière de suspendre l’action pour éluder des scènes que le spectateur n’en finit pas d’attendre. Les affrontements sanglants, les scènes de bataille entre clans ennemis et les cascades spectaculaires n’arrivent presque jamais, ou alors à contre-courant, et à contre-temps. Une logique minimaliste justifiée par le faible budget dont a bénéficié le film, qui ne peut pas déployer les effets d’un blockbuster classique.
Mais tout laisse penser que cette narration laconique est surtout un geste de mise en scène volontaire. Par un principe de retardement permanent, le film refuse de se laisser enfermer dans une logique d’intensité et de surenchère. Là où d’habitude, la love-story est un arrière-fond devant lequel se joue la « véritable » intrigue, Twilight inverse ce rapport de force narratif. Les rares séquences qui explorent l’intrigue policière sont clairsemées, presque évanescentes tant elles passent inaperçues, noyées dans le flot des émois sentimentaux. Cet art de l’ellipse, dans sa façon de soustraire le récit dynamique, est aussi un moyen de dilater le temps. Paradoxalement, les moments d’action deviennent des intervalles de pause, comme une respiration entre deux souffles. Un rythme lascif, cotonneux, qui reprend toujours le dessus, même lorsqu’une scène d’action semble se profiler.
La séquence qui illustre sans doute le mieux cette idée est celle du célèbre tournoi de baseball que la famille Cullen organise pour Bella. Elle est l’occasion pour la réalisatrice de réinvestir toutes les figures stylistiques du film d’action qui jusqu’ici n’avaient pas été mobilisés, dans une sorte de paroxysme débordant. Ralentis, accélérations, zooms, effets spéciaux sont de mise, le tout enrobé d’une musique extradiégétique. Mais cette séquence agit comme une parenthèse qui n’a aucune prise sur l’ordre du récit. Elle adopte ouvertement la forme d’un clip musical, donc d’une scène indépendante, détachée, sorte de petit morceau de bravoure voué à se finir sans avoir bouleversé le cours des choses. L’action reste délimitée, étanche, ne contamine jamais le reste de la narration, qui suit son cours imperturbablement.
Au profit de quoi cette suspension de l’action, mais aussi de l’ébat amoureux, se fait-elle ? Au profit de la parole sentimentale labyrinthique, pleine de détours et d’hésitations, qui donne au film à la fois la légèreté et la gravité d’un marivaudage moderne. C’est bien cela qui, au-delà de tout le reste, caractérise Twilight : une aporie du langage, qui ne mène nulle part mais cherche à résoudre par les mots un désir corporel insoluble.
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