C’est l’écrivain qui monte : après L’Invention des corps, l’inarrêtable Pierre Ducrozet continue de scruter les élans et tremblements du XXIe siècle. Dans son nouveau roman, Le Grand Vertige, il réfléchit à l’urgence climatique et aux nouvelles façons d’être au monde. Rencontre, entre deux périples.
Avec Pierre Ducrozet, il faut que ça bouge, que ça circule, que ça remue. Tout et tout le temps. Le mouvement comme une éthique de vie. Une obsession, presque. Et depuis toujours. A 20 ans déjà, un tour du monde plutôt que les bancs de la fac. L’Amérique du Sud, l’Océanie, l’Asie. Semelles de vent et Kerouac, Cendrars, Rimbaud en poche. “Une fois que t’as adopté le rythme du voyage, c’est foutu, nous dit-il. impossible de faire autrement. J’aime le mouvement dans la vie et dans l’écriture. Pas de distinction !”
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Quand on l’attrape au début du mois de septembre – bière, terrasse, soleil –, il arrive de Barcelone. S’apprête à repartir : Morges, Nancy, Manosque. Tournée d’automne des festivals littéraires. Seul le confinement a réussi à le stopper… un peu. Deux mois au vert dans la campagne lyonnaise. Juste de quoi fignoler le bouquin, profiter de la famille. Mais c’était moins une : en plein périple asiatique, il a fallu que l’ambassade le pousse dans le dernier avion. Sinon, il y restait, au Japon. Le mouvement permanent. Jusqu’au Grand Vertige.
Une littérature en rhizome
Alors, forcément, ça a fini par contaminer sa fiction. Dans ce nouveau roman, le cinquième, pas de chapitres mais des “mouvements”. Forcément. Quatre en tout : celui du réseau, puis ceux du pétrole, de la fuite, et du désert. 368 pages d’une grande fresque, enquête “au cœur du vivant” pour dire l’urgence d’agir, l’échec du politique, l’élan de la jeunesse.
“Le Grand Vertige est né dans la continuité de L’Invention des corps, nous explique Ducrozet, de cette réflexion amorcée autour de la question du corps. Comment on l’habite ? Comment on l’inscrit dans le monde ? Comment on le déplace sans tout détruire ?” Problématiques d’un XXIe siècle de grandes bascules et de crises profondes.
Une écriture à la forme contemporaine, en accord avec un réel mouvant
Là, l’auteur a enfin le sentiment d’avoir “trouvé (son) territoire romanesque, (son) espace”. Une littérature en rhizome où “chaque chose fait écho à une autre, où tout communique et où se mêlent les genres, les registres et les mondes”. Une écriture à la forme contemporaine, en accord avec un réel mouvant, hybride.
Comme inspirations, Ducrozet cite Dutour, Deleuze, Basquiat. A ce dernier, héros de son Eroica (Grasset, 2015), il doit sa “nouvelle phrase”, émancipée des figures tutélaires, libre et fluide, inspirée des toiles du peintre eighties : hétérogène tout en collages et mélanges des genres, des textures et des lieux. “Un chaos organisé où se mêle le monde entier.”
Dans ses fictions, pas de réponses, pas de messages
C’est là qu’il situe l’action de son roman. Partout. Du Pacifique Sud à la jungle birmane, de l’Amazonie à la Belgique. Ducrozet imagine un réseau d’explorateurs envoyés par Bruxelles aux quatre coins de la planète pour constater l’urgence climatique. Mais dirigé par un pionnier de la pensée écologique aux desseins obscurs, le groupe voit son projet s’opacifier : s’agit-il de décrire ? D’agir ? De punir ?
Résultat : un flot narratif vertigineux où l’auteur tire mille fils et intrigues, traverse autant de territoires. “Bim, Bam, nous dit-il, tu vois, ce que j’adore dans les romans, c’est varier les rythmes, jouer avec les ‘cuts’, les dialogues et la narration. Avoir de tout : de l’amour, de l’action et des espions – j’adore les espions !” (rires) Une réflexion sur “l’être au monde” déguisée en blockbuster littéraire.
Car dans ses fictions, pas de réponses, pas de messages – “Le roman n’est pas le lieu pour ça” –, rien d’autre que des questions, des pistes, des contradictions. C’est comme ça qu’il construit ses personnages, qu’il les aime : ambigus et pas lisses. “Sinon, c’est chiant, non ?” A titre perso, évidemment, il n’en pense pas moins, et il sait que ça transpire de ses textes. 38 ans, optimiste, il croit à une réinvention qui ne passerait ni par la décroissance ni par la punition.
“Ces jeunes qui changent le monde”
“On ne peut pas rester dans ce rapport de domination et d’exploitation de ce qui nous entoure, constate-t-il, mais je crois que le changement pourrait s’accorder à une modernité heureuse. Il va falloir apprendre à retisser du lien et réinventer nos modes de vie. Moi, je mise tout sur la nouvelle génération. Ces jeunes de 20-25 ans qui sont en colère, qui sont audacieux, qui savent que ça va pas être simple, mais qui vont prendre le relais.”
A Ces jeunes qui changent le monde, Ducrozet et sa compagne Julieta Canepa ont consacré une série de portraits. Greta Thunberg, Emma González, Anuna De Wever racontées aux 9-12 ans (Editions de La Martinière Jeunesse). Sa manière à lui d’être “partie prenante” de ce qui se joue.
Lui qui se dit “pas très bon militant” préfère tabler sur ce qu’il sait faire : fictions, livres pour enfants, ateliers d’écriture, plateforme d’art collaboratif et, tous les quinze jours dans Libé, une tribune pour “réagir au monde, explorer des pistes, donner de l’élan”. L’écriture comme “espace d’action”. Car changer le monde, nous dit-il, ça passe aussi par “changer les mots. Si tu transformes ‘peur’ ou ‘crise’ en ‘élan’, ‘défi’, ‘puissance de vivre’, c’est déjà énorme. Se réapproprier les mots du débat démocratique, c’est aussi ça, la mission de l’écrivain.”
Le Grand Vertige (Actes Sud), 368 p., 20,50 €
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