Le premier film de Antoine Russbach, glaçant, ausculte le monde du travail sans complaisance ni manichéisme.
Qui est Frank ? Un cadre supérieur dans le fret maritime qui supervise les flux de son entreprise à travers l’oreillette d’un téléphone portable. Enfermé dans son bureau, n’ayant aucun contact physique avec les marchandises et ses employés, il dirige un monde désincarné, fait de chiffres et de stats.
L’employé revêt ainsi deux uniformes : celui de l’ouvrier qui exécute un ensemble d’actions répétitives soumises à des contraintes strictes de rentabilité, et celui du décideur. Mais décideur d’un monde abstrait – puisqu’il ne le perçoit jamais sensiblement – et décideur dont la mécanisation inintelligente des tâches l’a dénué, petit à petit, de toute capacité de jugement.
Le monde du travail analysé au scapel
A la question de l’aliénation par le travail, fidèle refrain marxiste du film social, Ceux qui travaillent lui substitue une dissection froide et glaçante de la dissolution du sujet/travailleur, englouti dans une virtualisation du réel. Frank est une créature complexe, à la fois victime et bourreau, engendrée par le néolibéralisme du XXIe siècle et incarnée ici par Olivier Gourmet – monstrueux et pourtant si humain –, que son réalisateur privera de toute rédemption.
C’est précisément ici que se dresse la différence fondamentale entre Ceux qui travaillent et le cinéma social. Ralliant le camp de Laurent Cantet dans L’Emploi du temps plutôt que celui du cinéma de Ken Loach ou de Stéphane Brizé, Antoine Russbach refuse de soulager son spectateur de toute morale militantiste, et le laisse au contraire totalement démuni et sans repères, comme pour mieux lui asséner que la matière filmée pendant près de deux heures n’est pas celle d’un cauchemar, dont il pourra s’extirper à l’issue de la projection, mais bien celle d’une réalité qui se déroule tous les jours devant ses yeux.
Ceux qui travaillent Avec Olivier Gourmet, Adèle Bochatay, Louka Minnella (Sui., Bel., 2018, 1h42)