D’une beauté à couper le souffle, le nouveau Patrick Modiano, Encre sympathique, nous amène à reconstituer le puzzle d’une vie et interroge sur l’idée que tout est déjà peut-être écrit.
C’est presque le trentième roman de Patrick Modiano, et c’est toujours la même chose : une femme a disparu, un jeune homme part à sa recherche. Il enquête à travers Paris, collecte ses traces, assemble des signes comme on fait un puzzle, pour comprendre une énigme qui dépasse, souvent d’ailleurs, la femme elle-même.
L’énigme de la vie, sa proximité avec la mort, le mystère de toute disparition : comment peut-on penser l’impensable, comment faire avec le fait que les êtres puissent apparaître et disparaître. Pas toujours dans la mort réelle, mais dans une autre forme de mort : s’évanouir au détour d’une rue de Paris, au détour de la mémoire ou au détour d’une nuit.
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Dans Encre sympathique, il y aura beaucoup de disparitions, ou de travestissements, ce qui revient au même. Le temps qui a passé, de toute façon, masque tout. Dans quel temps est-on ? Difficile de le dire. Un homme se souvient que jeune, il a brièvement travaillé pour une agence de détectives. Sa première et dernière mission fut de retrouver une certaine Noëlle Lefebvre, volatilisée. Au fil des pages, on apprendra qu’elle vivait dans le XVe arrondissement, fréquentait le même dancing, travaillait près de la place de l’Opéra.
Dans les méandres du passé
On pourrait s’agacer de la récurrence du thème modianesque, cesser assez vite de s’intéresser à la vie de cette femme disparue, se demander si, au fond, ces héroïnes évanouies sur lesquelles l’éternel narrateur de Modiano enquête sont si intéressantes que ça.
Et si elles n’étaient que les masques dont se sert le narrateur pour détourner notre attention de lui-même ; et si c’était sur lui, au fond, qu’il fallait enquêter ? Il se révèle si peu, tant absorbé qu’il est à retrouver la trace d’autrui.
Dans Encre sympathique, il semble vivre seul, et s’il travaille, il a beaucoup de temps libre et s’intéresse peu à ce qu’il fait. Il n’a pour seule identité que sa fonction romanesque, celle de nous guider dans les méandres du passé, dans le labyrinthe de la mémoire qui prend si souvent la forme de Paris dans l’œuvre de Modiano – être non pas un homme mais une caméra qui nous donne à voir, et enregistre, les vides laissés par l’absente.
A la limite de la pensée magique
Peu à peu, on découvre qu’on est dans le livre qu’il écrit, que les temps se mélangent. Nous sommes, comme dans Souvenirs dormants, son magnifique dernier roman (2017), dans un cerveau – où tout serait déjà écrit, à l’encre sympathique. Cette encre invisible peut apparaître au fil du temps sur la page (ce que croit percevoir le narrateur sur le carnet de Noëlle qu’il a retrouvé).
“J’aimerais respecter l’ordre chronologique et noter les moments au cours de ces nombreuses années où Noëlle Lefebvre est venue de nouveau m’occuper l’esprit, en précisant chaque fois la date et l’heure. Mais impossible sur un si long espace de temps d’établir un tel calendrier. Je crois qu’il est préférable de laisser courir ma plume. Oui, les souvenirs viennent au fil de la plume. Il ne faut pas les forcer, mais écrire en évitant le plus possible les ratures. Et dans le flot ininterrompu des mots et des phrases, quelques détails oubliés ou que vous avez enfouis, on ne sait pourquoi, au fond de votre mémoire remonteront peu à peu à la surface.”
Le narrateur modianesque est un fil d’Ariane lancé à la recherche du temps perdu – et le temps perdu, c’est toujours le temps passé loin d’elle, loin de cette femme disparue, et loin de ce qu’elle incarne au fond, peut-être.
Un amour possible, un amour potentiellement raté, perdu, qu’on cherche inlassablement à retrouver, à revivre. Les sensations se mélangent aux sentiments, eux-mêmes aboutissent à des impressions, à la limite de la pensée magique : et s’il avait connu Noëlle Lefebvre, et s’il avait vraiment pris des verres avec elle dans tel café de l’Opéra, comme il l’invente pourtant pour une personne qu’il interroge sur la disparue ? Tous deux, Noëlle et lui, viennent d’ailleurs des mêmes environs d’Annecy. “Et je finissais par croire que j’étais à la recherche d’un chaînon manquant de ma vie.”
Et si tout était déjà écrit
Ce n’est qu’à la fin, quand on bascule, soudainement, du côté de la disparue, quand l’écrivain lui donne enfin la parole, que le puzzle est reconstitué, par la pièce manquante elle-même. Si le narrateur a eu la prescience, pendant des décennies, de chercher dans sa mémoire et dans Paris les traces de cette jeune femme énigmatique, c’est dans sa mémoire à elle, vieillie, que le souvenir affleurera et résoudra tous les mystères, en même tant que l’errance de deux vies.
Et si tout était déjà écrit sans qu’on puisse le lire, le comprendre ? “C’était un peu comme ceux qui avaient essayé, pendant des années, de déchiffrer une langue très ancienne. L’étrusque, par exemple.” Et si l’amour, c’est reconnaître à deux une langue ancienne, alors c’est d’amour que nous parle Encre sympathique.
Il s’ajoute, magnétique encore, beau à couper le souffle, à une œuvre dont chaque livre serait une tentative de déchiffrer le passé – voire l’existence entière –, bégayant la même phrase, tentant de la compléter. Modiano reprend sans cesse l’ouvrage en espérant que le temps fera enfin apparaître son sens, écrit là, depuis toujours, à l’encre sympathique.
Encre sympathique (Gallimard), 144 p., 16 €, en librairie le 3 octobre
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