Désormais invité des plus grands festivals internationaux, Amir Reza Koohestani poétise la quotidienneté de son peuple au travers des changements politiques qui traverse son histoire. Interview à l’occasion de sa venue au Festival du TNB de Rennes
Timeloss, Hearing, and Summerless que vous présentez à Rennes semblent former une trilogie. Qu’est-ce qui relie ces pièces entre elles ?
Amir Reza Kookestani – Ce qui les relie, c’est le temps. Le temps en tant que concept. Timeloss raconte comment l’amour évolue avec le temps. Hearing parle de l’évolution de la conscience au fil du temps et Summerless du défi entre le temps réel et le temps dramatique. La pièce s’étend sur une durée de neuf mois, bien qu’elle se déroule sans coupure, sans fondu, sans disparition. Le temps est linéaire, sans l’être uniquement. Une part du temps est « enregistrée » par les gens. Nous vieillissons, certes nous pouvons compter les années, mais nous ne pouvons pas expliquer nos changements de manière narrative et linéaire. L’histoire se sédimente en nous et distord le temps. Alors, j’essaie d’étudier l’être humain en tant que » contenant du temps « . Dans Timeloss, les deux acteurs se revoient après douze ans de séparation. Dans Hearing, Samaneh, la fille qui a rédigé le rapport dénonçant les amoureux dans l’internat, a beaucoup changé au cours des dix dernières années. Elle incarne en elle différentes périodes. Dans Summerless, la relation mère et fille, entre deux générations, est prédominante. Avec le temps qui change, on ne peut pas différencier ce que la mère ou sa fille disent. De plus, les trois pièces sont habitées par des personnages absents, qui apparaissent virtuellement sur scène. Dans Hearing, il s’agit d’un homme qui n’est jamais là et dont l’identité n’est pas révélée. Il est juste une voix dont on ne peut pas vraiment dire si elle est réelle ou bien le fruit de l’imagination d’une jeune fille. Dans Summerless, il s’agit d’une fille que l’on ne verra pas sur scène, même si tout parle d’elle et de son amour interdit pour son professeur.
Quels aspects de la vie quotidienne iranienne montrez-vous dans chacune de ces pièces?
Lorsque vous vivez dans un pays en développement, le changement est une question quotidienne. Le temps est l’essentiel. A chaque fois que l’on se rend en Iran, on peut y constater un changement notable. C’est moins fréquent dans les pays développés. En Europe, dans les villes que nous traversons en tournée, il est difficile pour nous d’observer des changements, car la société y est très installée, ce qui n’est pas forcément non plus une bonne chose. En Iran, comme le pays est en perpétuelle mutation, nous enregistrons le temps en nous. Les quarante années de la révolution islamique sont en moi. Malgré le récit de l’histoire, nous sommes nous-mêmes le résultat du temps. Et nous sommes uniques, nous ne sommes pas comparables aux personnes d’autres générations, d’autres époques. Dans ces trois œuvres que j’ai créées entre 2012 et 2018, j’ai d’essayé d’enregistrer une séquence temporelle allant de la nouvelle génération dont j’attendais beaucoup, celle qui se débarrasse de ses chaînes comme dans Summerless, à l’homme désespéré et à la dérive qui, dans Timeloss, se révèle impuissant à être vu par sa propre société. Les femmes jouent un rôle primordial dans ces trois œuvres et je crois davantage en elles désormais car ce sont elles qui tentent encore de prendre le meilleur de ce que la société nous donne.
De Dance on Glasses, votre première pièce présentée en France en 2001, à Summerless, votre dernière création, quel voyage artistique avez-vous effectué au cœur de la société iranienne ?
En tant que citoyen iranien, je suis affecté, influencé et touché par le contexte sociopolitique de mon pays. Si je parle de moi, je parle de ma société. Toutes les histoires que j’ai racontées au cours des dernières années se sont, d’une certaine manière, produites. Pour moi-même ou pour les personnes que je connais. Elles sont le fruit de mes propres expériences ou bien de celles de mes amis. Mes personnages traduisent cela. J’essaie que le théâtre soit un moyen de traverser ces changements multiples. Et de survivre.
Il y a comme un paradoxe dans votre théâtre, profondément social et éminemment poétique…
C’est à l’image des poètes iraniens. Ils parlent de vin, d’amour et d’amoureux, de la beauté cruelle des femmes et en même temps ils disent l’état sociopolitique du moment où ils vivent à travers leurs points de vue philosophiques et leurs questions spirituelles. La manière dont ils jouent de ces contradictions est incroyable. René Magritte a écrit : » Tout ce que nous voyons cache quelque chose, nous voulons toujours voir ce qui est caché par ce que nous voyons. » Lorsque quelque chose est vague ou absent, cela doit être plus que jamais exposé. N’oublions pas aussi que disait Albert Camus : les impies pensent plus à Dieu que les autres. C’est pourquoi, pour moi, la poésie est essentielle. Les poèmes portent en eux les critiques les plus acerbes contre la politique actuelle. Dans ce monde de violence, de capitalisme et de pragmatisme, les poèmes nous rappellent ce que nous n’avons pas et c’est un acte de résistance envers tous les changements auxquels nous ne voulons pas consentir.
Propos recueillis par Hervé Pons
Les trois pièces sont en persan surtitré en français, le texte et la mise en scène sont d’Amir Reza Koohestani.
Timeloss, du 8 au10 novembre, TNB Salle Serreau
Hearing, du15 AU 17 novembre, salle Guy Ropartz
Summerless, du 22 au 24 novembre, salle Guy Ropartz