Entre la simplicité pronée par son mentor Delmore Schwartz et l’ancrage dans la réalité la plus sombre et torturée, l’écriture rythmique de Lou Reed a trouvé à s’épanouir, comme une fleur du mal.
En 1967, la sortie du premier album du Velvet Underground constitue un chamboulement général qui s’étend de la musique au théâtre, à l’image et à la poésie. Peu importe qu’à cette époque il ait été peu vendu, peu écouté. Pensé comme un corps étranger, plein de vice et de viscères, jeté dans les chasses gardées de l’esthétique, il définit le rock comme un art contemporain et contribuera ainsi à le faire entrer où, jusqu’alors, on se contentait de le considérer comme un divertissement vaguement débilitant.
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Le génie de Warhol est d’avoir perçu le rock comme un art décadent empruntant à tous les autres, un art suprême car désormais dépourvu de sa prime innocence, recyclant tout, jusqu’aux circuits de la consommation, avec cynisme et crânerie, un art où brûler sa vie et consumer toutes ses forces avec soi-même pour seule idole.
Sa correspondance poétique ne pouvait être que quelque chose comme de nouvelles Fleurs du mal plantées dans le fumier new-yorkais. Ce sera le songwriting de Lou Reed : une écriture viscérale, urbaine, crade, poésie de l’ordure et du délabrement du sujet dont l’équivalent n’existait pas en rock, et qui allait par la suite inspirer d’innombrables dandys de la seringue vissée au bras et de l’âme à vau-l’eau.
La beauté de la phrase simple
Connu pour sa morgue et ses haines tenaces, Lou n’a jamais caché non plus ses admirations, à commencer par celle que lui avait inspirée Delmore Schwartz, son maître à l’université, poète parmi les plus lumineux et les plus novateurs des années 1930, tombé ensuite dans l’alcoolisme, la solitude et la pauvreté, au point qu’il mourra dans une chambre d’hôtel de la 48e Rue Ouest en juillet 1966, et que son corps y restera deux jours à se refroidir avant d’être finalement découvert. “Mon professeur Delmore Schwartz m’a montré la beauté de la phrase simple, écrira Reed en 2008 (1), et c’est ce que j’ai essayé de faire tout au long de ma vie d’écriture.”
Il ne faut pourtant pas s’y tromper. Le Lou Reed de 1965- 1967, celui qui écrit Heroin, I’m Waiting for the Man et Venus in Furs, n’est pas un bon élève, un consciencieux apprenti. Au contraire, et c’est ce qui frappe encore aujourd’hui, sa géniale insolence est déjà mûre et sa phrase, aussi sèche, brutale et brûlante que les coups de fouet que l’on se plaît de temps en temps à donner ou à recevoir à la Factory. De Schwartz, Reed a sans doute reçu une inspiration, peut-être une idée de quelques techniques à adopter, certainement pas cette incroyable habileté à condenser en quelques mots musicaux, soudain indissociables, une image, un personnage, un double, voire un triple sens, la photographie d’un état d’âme, un monde de sensations étrange, inconfortable, et terriblement réel.
Poésie de la drogue dure, de ses transes par flashs et de ses tunnels d’obscure souffrance, poésie de la monomanie junkie, de la petite araignée qui trotte dans le cerveau et le grignote avec l’idée tenace d’une piqûre miraculeuse, poésie de la crasse aussi, de l’homosexualité gémissante, traînante et travestie, de la torture par esthétisme et des jouissances secrètes offertes, le pied sur la nuque, par les femmes de marbre de Sacher-Masoch, ou par leurs équivalents à gros braquemarts coiffés de permanentes blond platine. Toute cette horreur névrotique, bilieuse, ce poison jaunâtre de l’infection qui s’insinue dans les nerfs et le sang, se déverse dans le premier album du Velvet Underground, nasillé par un jeune homme de 24 ans au cerveau pollué de monstruosités en pagaille.
Vertiges de la désintégration
Déluge de soleil et de pourriture, de cambouis et de mordorure, où passe une faune à l’identité trouble, les Candy, Stephanie et Lady Godiva, Jack et Jane, Duck et Sally, Seasick Sarah (Sarah “Mal-de-Mer”) et Beardless Harry (Harry “Sans-Barbe”), tous nés d’une prose simple, aux antipodes du surréalisme fumeux pratiqué par Dylan dans Blonde on Blonde. A la distance que ce dernier maintient avec le sujet, à ses métaphores prudentes – Mr. Tambourine Man a une allure plus gentillette que l’inquiétant “My Man” de Reed –, Lou oppose son propre sujet comme organisme en vrac, un “je” à l’insanité ricaneuse, qui n’exulte que de sa propre désintégration, et où se reflète, comme dans un vertige, la folie tentaculaire, la damnation sans recours de la Ville : “And I guess that I just don’t know” (Heroin) est le vers emblématique de ce lyrisme détraqué, une poésie du bout de la nuit peuplée de visions crues, profondément charnelles et cruelles, blafardes, malsaines et grouillantes comme des fantasmagories de cauchemar.
“Now if she ever comes now now”, mantra masturbatoire de l’éjaculation féminine, en est un autre exemple, mais bien d’autres formules de ce type hoquettent chez Reed entre délire paranoïaque et convulsion régressive : “Watch out, the world’s behind you” (Sunday Morning), “Come again, choose to go” (The Black Angel’s Death Song), “Taste the whip, now bleed for me” (Venus in Furs), “She’s busy sucking on my ding-dong” (Sister Ray) ou encore “Everybody get ‘n gone make me run to her” (White Light/White Heat) apparaissent comme autant d’envoûtements spasmodiques forgés à partir d’expressions concises à la fois argotiques, ironiques, obscènes et violemment précises, semblables parfois à celles que l’on trouve dans le blues, mais empreintes d’un raffinement pervers et d’un automatisme frénétique typiquement sadiens.
“Certaines choses sont inconnues. Certaines questions sont sans réponse. Et parfois, l’écriture était simplement le rythme et la sonorité et créait des mots sans autre sens que le feeling”, écrira Reed en 2000. Une sentence trop allusive pour être tout à fait sincère, comme souvent chez lui, trop innocente surtout pour balayer les fracas et les fulgurances de cette écriture par laquelle l’ancien étudiant en lettres Lewis Alan Reed se sera inventé en Lou Reed, poète rock.
Petit musée des horreurs
Alors que son groupe vole en éclats et que sa santé mentale n’est pas loin de suivre le même chemin vers l’abîme, Lou, chanteur sans groupe, musicien sans musique, pensera s’en remettre à la seule poésie. A Long Island, où il zone en se persuadant d’en avoir fini pour de bon avec le rock, il se prend à écrire de nouveaux vers. Pour la plupart, ils resteront inédits, jusqu’à la publication, au printemps 2018, de Do Angels Need Haircuts?. Pourtant, Reed les a bien exploités de son vivant : le 10 mars 1971, à l’église de St. Mark, située dans l’East Village, il déclame certains d’entre eux devant un public composé de poètes de la New York School et où figure un de ses modèles, Allen Ginsberg. Nerveux, heureux, il plaisante et crâne : “J’étais si fier… Eh, mec, je suis un poète !” Combien de temps le croira-t-il sincèrement ? Quelques mois à peine, et il retourne à son cuir et à sa guitare. Comment renouer avec les outrances passées ?
A 30 ans, comment se passionner encore pour la déglingue vécue à la Factory, retrouver les fascinations perverses de l’adolescence, des premiers shoots et des émois sadomasochistes ? En en faisant l’inventaire, tâche qu’accomplira avec le plus grand soin l’album Transformer. Le glam étant de mode et Bowie et Ronson aux manettes, l’occasion paraît trop belle de ressortir les talons aiguilles et le fard épais, les zombies titubants au bout de la nuit qui se refont une beauté à coups d’“eyeliner et gloss à lèvres” (Make Up), sucent en gardant la tête froide (Walk on the Wild Side), cachent des bites dans leurs collants et finissent par avaler des lames de rasoir (Vicious), quand ils ne tirent pas sur Andy Warhol, à l’exemple de Valerie Solanas (Andy’s Chest).
Charmant musée des horreurs qui libère Reed et lui permet de s’essayer bientôt à un autre type d’écriture, plus théâtrale, plus globale, avec décors, personnages, situations, drames, sentiments. “J’ai toujours conçu les textes de mes chansons comme des nouvelles qui sont liées les unes aux autres, dira-t-il, et qui composent un roman constitué de plusieurs chapitres.” (2) Lieux : Berlin, Coney Island, Brooklyn – New York à jamais. Personnages : Caroline, Jim, Miss Riley, Billy, Georgie, Mulberry Jane, Casey, Suzanne, Sally, encore elle…
Les thèmes reviennent aussi, obsessionnels mais traités avec davantage de recul, moins d’adhésion fascinée : le suicide (The Bed), le meurtre – The Gift ou Kicks et ses bégaiements effarés de quelque détraqué ayant pris son pied à assister à un assassinat (quand on lui parlera de ce texte, Lou affirmera toujours le plus sérieusement du monde qu’il ne s’inspirait que du réel) –, la dope (How Do You Think It Feels?, Sally Can’t Dance) puis l’alcool, quand celui-ci remplacera celle-là (The Power of Positive Drinking, Underneath the Bottle, The Last Shot). L’amour demeure sadomasochiste, l’ego autodestructeur, mais de temps en temps, Lou ne rechigne plus à cultiver la fleur bleue, ainsi dans I Believe in Love, que l’on peut bien croire ironique… ou non.
Au commencement était le verbe…
Avec les années, et un certain apaisement se faisant jour, les thèmes s’élargiront, la déchéance et la décadence s’estomperont. En 2000, Lou ira même jusqu’à écrire que toutes ses chansons ne traitent que de transcendance et de liberté, contredisant pour la millième fois certaines de ses affirmations passées. C’est que, pour lui, l’essentiel se trouve peut-être ailleurs. Il l’a clamé partout et, bien plus rare, sans dire ensuite son contraire : être un guitariste soliste ne l’intéresse pas. Ses chansons sont monotones ? Il le revendique. A ses yeux, deux accords majeurs, les plus simples qui soient, feront toujours l’affaire. Par contre, toute son attention se porte à devenir un bon guitariste rythmique dont les battements seront toujours impeccablement en place.
Or, cette conception de la musique se retrouve à l’identique dans son rapport aux mots. Ceux-ci ne sont jamais particulièrement recherchés, ses phrases ne sont pas alambiquées, et même, elles peuvent paraître désespérément prosaïques. Mais cette esthétique n’a rien d’accidentel. Il l’a fermement assumée dans la courte introduction de Parole de la nuit sauvage, recueil publié en 1991 et constitué, pour l’essentiel, des paroles de ses chansons. Parodiant l’Evangile selon saint Jean, Lou écrit : “Au commencement était le verbe… suivi de près par un tambour ou quelque version primitive de la guitare.” (3) Comment mieux dire que le mot ne prend vie qu’avec le rythme ? Comment mieux expliquer ce besoin constant, chez Reed, d’employer des formules brèves, des termes contractés aux sonorités presque vides – ou trop pleines – de sens, et de les relier à des métriques primitives, barbarie impassible de Moe Tucker ou interminable roulis de ses propres accords saturés ?
Pour Reed, musique et poésie sont équivalents en ceci qu’elles procèdent d’une même distorsion régulière de l’air, d’un même rythme. Or, rien ne lui paraît plus réel que le rythme, moins tiré de l’imaginaire et de ses tromperies. C’est la vie brute, la diversité des voix autour de soi et le chaos des histoires. Et, évidemment, pour le signifier, le poète fait claquer une nouvelle fois les sonorités : “So in answer to the question I am most often asked, ‘Are these incidents real?’ Yes, he said. YesYesYes” (“aussi, pour répondre à la question que l’on me pose le plus souvent, ‘ces événements sont-ils réels ?’ Oui, dit-il. OuiOuiOui”) (4).
Cette attention constante au réel et aux mots les plus simples et les plus sonores pour l’attester conduira finalement le Lou du début des années 1990 à assumer de nouveau de lire simplement ses textes, de libérer leur musique propre sans le moindre accompagnement. Et aussi, à accepter une autre musique, celle de la lecture seule, du livre. Après Parole de la nuit sauvage, il publiera Traverser le feu, nouveau retour sur son oeuvre chantée. Lectures publiques, parutions, honneurs… Lou Reed est canonisé poète de son vivant et il l’aura amplement mérité. S’il ne recevra jamais de prix Nobel de littérature, il aura contribué à faire entrer la poésie dans le rock et le rock dans la poésie. Une copulation un brin perverse… mais on parle bien de Lou Reed, non ?
1. Traverser le feu, intégrale des chansons de Lou Reed (Seuil, 2008).
2. https://bit.ly/2OIRUd6
3. Parole de la nuit sauvage de Lou Reed (10/18, 1996).
4. Ibid.
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