Dans “Mission vérité” (diffusé sur Arte le 6 novembre), la réalisatrice Liz Garbus nous plonge au cœur de la rédaction de cette institution de la presse américaine la première année du mandat de Donald Trump. Vertigineux.
La scène a quelque chose de surréaliste. Le 22 août 2017 à Phoenix (Arizona), où Donald Trump tient un meeting survolté, Mark Landler, correspondant du New York Times à la Maison-Blanche, quitte la salle en courant alors que la foule lui lance une grêle d’injures. Il est le dernier à partir précipitamment de l’espace réservé à la presse, son ordinateur sous le bras.
Depuis plusieurs minutes, le président américain jette l’opprobre sur “les médias et leurs fake news”, ciblant le quotidien new-yorkais, et attisant la haine de ses partisans. Dix jours après l’attaque à la voiture-bélier d’un suprémaciste blanc à Charlottesville, qui a fait un mort et dix-neuf blessés, il ne digère pas l’accusation qui lui est faite d’avoir renvoyé dos à dos manifestants d’extrême droite et contre-manifestants anti-racistes.
“On pourrait croire qu’ils (les journalistes – ndlr) veulent rendre sa grandeur à notre pays, mais je suis persuadé du contraire. Ils sont dingues, ces gens !”, tonne-t-il dans une ambiance suffocante, en les enjoignant à “rentrer chez eux” – ce qu’ils finissent par faire, sous les quolibets d’un public chauffé à blanc. Cette image, filmée par la réalisatrice Liz Garbus dans sa série documentaire en quatre épisodes – Mission vérité -Le New York Times et Donald Trump – matérialise de manière brute et brutale la situation de la presse aux Etats-Unis.
Pendant un an, son équipe de tournage a pu suivre de l’intérieur, dans les bureaux du grand quotidien américain à New York et à Washington, la fabrique de l’information, dans cet environnement bouleversé par l’impudence trumpiste.
La cellule investigation du NYT, plongée dans le cœur du réacteur
Affaibli par son échec à anticiper la victoire du milliardaire, le journal encaisse les coups, cherchant laborieusement les failles dans l’épaisse cuirasse du locataire de la Maison-Blanche, qui le désigne à la vindicte populaire. “Nous n’avons pas su prendre le pouls de notre pays, c’était une erreur”, convient le rédacteur en chef Dean Baquet dans les mythiques locaux de la 8e avenue. “Comment incarner ‘un journalisme d’investigation honnête et indépendant’ dans ce contexte politique hostile, auquel s’ajoutent les difficultés économiques qui frappent la presse écrite dans son ensemble ?” s’interroge-t-il. C’est le nœud gordien que ses journalistes s’échinent à trancher au jour le jour.
Dans la lignée des films inspirés de faits réels tels Pentagon Papers (2017) et Spotlight (2015) qui nous plongeaient respectivement dans les rédactions en pleine effervescence du Washington Post et du Boston Globe, ou du docu Les Gens du Monde d’Yves Jeuland (2014), la fresque documentaire de Liz Garbus fait l’effet d’une immersion dans un monde parallèle.
Il y est naturellement question de la cellule investigation du NYT, le cœur du réacteur, et des multiples affaires qu’elle a révélées sur Trump – notamment les liens entre des agents de renseignement russes et des membres de son équipe de campagne.
L’accélérateur internet
On découvre aussi le cynisme de l’entourage du chef de l’Etat, qui entretient des relations de connivence avec certains journalistes, tout en les couvrant d’anathèmes dès lors que ces politiques montent sur une estrade – à l’instar de Steve Bannon, l’ancien conseiller stratégique de Trump. “L’ironie dans tout ça, c’est que même si tous les poids lourds néoconservateurs crachent sur le New York Times et les autres médias, ils adorent discuter avec nous”, constate amèrement le journaliste politique Jeremy W. Peters.
Mais au-delà de ces relations de pouvoir, c’est la machine humaine du journal qui est auscultée avec un regard quasi anthropologique. Les êtres humains qui travaillent au NYT sont toujours sur le qui-vive, scotchés à leurs smartphones, des écouteurs dans les oreilles pour répondre aux appels, ou peaufinant un article sur leur ordinateur portable jusque dans l’avion des Marines qui les transporte, tels des soldats de l’information, pour suivre les déplacements du Président.
“L’angoisse est palpable dans les bureaux » Jim Rutenberg, chroniqueur média
Internet a aussi accéléré la cadence : une fois un article publié, son auteur est invité à enregistrer un podcast, The Daily, pour en livrer le making of. Il enchaîne avec un plateau télé pour commenter son scoop. Puis répond aux commentaires souvent agressifs sur les réseaux sociaux. Derrière les grands noms de l’investigation – Mark Mazzetti au premier chef –, on devine que les travailleurs de l’ombre courbent l’échine.
Le chroniqueur média Jim Rutenberg est l’un des rares à s’en ouvrir : “L’angoisse est palpable dans les bureaux. L’insécurité de l’emploi a toujours existé, mais maintenant c’est la restructuration qui inquiète. Malgré l’effet Trump, on n’arrête pas d’entendre les mots ‘départ négocié’ ou ‘licenciement’. On traverse une période pénible.” Malgré ces turpitudes, le New York Times a remporté trois Pulitzer en 2017 et ce dernier trimestre il a engrangé 203 000 nouveaux abonnés numériques, soit les deux tiers de ses revenus. De quoi être plus confiant dans l’avenir.
Mission vérité – Le New York Times et Donald Trump, le 6 novembre à 20 h 50 sur Arte, et disponible pendant 2 mois en replay sur ARTE.TV.