Romain Dutter a travaillé comme coordinateur culturel à la Maison de Fresnes pendant dix ans. Il raconte son expérience dans un roman graphique, « Symphonie Carcérale ». On l’a donc rencontré autour de quelques bières pour discuter de son boulot, des concerts qu’il a programmé là-bas et de l’importance que revêt la culture pour les détenus.
Organiser des concerts en prison, ça sert à quoi ? Pas mal d’esprits chagrins diront que c’est inutile, voire indécent. Romain Dutter a travaillé à la maison d’arrêt de Fresnes pendant dix ans, et il n’est pas du tout de cet avis. De son expérience de programmateur, il est ressorti un roman graphique dessiné par Bouqé ; et l’ensemble est aussi drôle que passionnant. Dans « Symphonie Carcérale« , l’homme, désormais auteur, dresse un portrait sans concessions ni démagogie de cet endroit finalement si ignoré, voire méprisé de tous. On l’a donc rencontré autour de quelques bières dans un bar de Nation pour qu’il nous explique l’importance de son travail, et nous raconte comment se déroule un concert entre quatre murs.
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Tu peux me raconter la genèse de ton projet ?
Romain Dutter – C’est assez long à expliquer. Mais en gros, j’ai reçu pas mal de critiques vis à vis de mon travail. Certaines portaient sur la prison, d’autres sur l’utilité de ce que je faisais. Et a contrario, beaucoup de gens étaient très intéressés, me posaient mille questions là-dessus. Donc au fil du temps j’ai amassé des notes et je me suis tourné vers le roman graphique, format que j’ai toujours aimé. En un sens, je crois que je devais aussi essayer de casser un peu tous ces clichés qu’on a sur les détenus, et la pénitentiaire en général.
C’est à dire ?
Beaucoup pensent que les détenus sont soit des petites frappes soit des sortes de psychopathes. Bien entendu, il y en a, mais il y a aussi des mecs qui se retrouvent là pour des petits délits. Et, bon ça peut sembler bizarre de dire ça, mais ce sont des êtres humains. C’est peut-être ce qui nous dérange d’ailleurs, de retrouver en eux cette humanité en dépit de ce qu’ils ont fait. Pareil pour la prison, on pense que c’est l’enfer sur terre, et c’est vrai qu’il y a beaucoup, beaucoup de problèmes ; mais il faut toujours éviter d’être manichéen.
Et toi, en tant que programmateur de concerts, comment tu gères ton rapport avec les détenus ?
Ca, c’est très clair. Je suis là pour le travail, et même si j’aime mon boulot, si je suis là pour les aider, je n’ai pas à devenir l’ami des prisonniers. Ils le savent d’ailleurs. Parfois, ils me racontent des choses personnelles, parfois non ; il m’arrive d’en croiser qui sont sortis de prison, mais ça reste des relations de boulot.
Concernant ta BD, tu as eu des pressions venant de l’administration pénitentiaire ?
Absolument pas ! En fait, je n’en ai parlé à mes supérieurs qu’une fois que le projet était terminé, ou quasiment. Et comme il s’est trouvé que je quittais Fresnes quasiment au moment de la sortie du livre… De toute manière même s’il y a une fibre un peu engagée, ce n’est ni un brulôt affirmant que tout va mal, ni un truc niais disant que tout se passe bien. Je connais les soucis des prisons, mais à mon sens, avec dix ans d’expérience, tu finis par être assez mesuré et nuancé. Toujours est-il que non, personne n’a essayé de contrôler ce qui se disait dans le livre, tout comme personne n’a tenté de mettre la main sur les concerts que je programmais, d’ailleurs.
Et comment est-ce que tu choisis les groupes que tu programmes ?
Tout simplement, soit ils se proposent, soit on me les propose, soit je vais vers eux. Après, c’est en fonction de mes goûts – et j’assume totalement cette part de subjectivité. Mais comme j’écoute un tas de choses très différentes, qui vont de la cumbia en passant par le punk.. Evidemment je fais aussi attention à ce qu’écoutent les détenus. Beaucoup d’entre eux aiment le reggae et le hip-hop, donc on en a eu beaucoup, par exemple.
Il y a cette anecdote à propos d’un musicien de reggae justement, qui ne pouvait pas entrer parce qu’il ne voulait pas enlever son bonnet…
Oui, et c’est arrivé ! Tout est vrai dans le bouquin d’ailleurs. Mais cette fois là oui, le mec refuse d’enlever son bonnet parce que c’est sa croyance, bon très bien. Sauf qu’il y a forcément des règles à respecter, quand tu viens jouer. Donc je me suis retrouvé à déranger le directeur en pleine réunion. Je toque à la porte et je lui demande : « Excusez-moi, il y a un rasta qui refuse d’enlever son bonnet à l’entrée… On peut faire une exception ? » Evidemment il a refusé (rires).
Du coup j’ai l’impression que le rock n’est pas si représenté. C’est devenu une musique de riches à ton sens ?
Pas forcément… Je ne dirais pas que c’est une musique de riches. Mais c’est vrai que le hip-hop et le reggae sont beaucoup plus présents, en détention. Après, il n’y a aucune règle, ça m’est arrivé de parler à six mecs en bande ; cinq d’entre eux me parlent de rap, je m’attends à ce que le dernier fasse de même et il commence finalement à me parler de variété un peu nulle, de Sardou, de Balavoine… C’est assez représentatif de ce qu’a été mon travail, j’ai fait de la sociologie pendant 10 ans en fait, et j’ai fini par comprendre à quel point les clichés pouvaient être trompeurs. En tout cas, c’est vrai que le rock est peu écouté en prison. Mais quand j’en ai programmé, par exemple avec Patrick Eudeline ou Le Spark, ça s’est très bien passé, et les détenus ont beaucoup aimé l’énergie qui s’en dégageait.
Comment réagissent les musiciens après ces concerts, en général ?
C’est très fluctuant. Je sens souvent dès le départ comment ça va se passer, s’ils sont là parce qu’ils sont intéressés par le projet ou pour se faire une date en prison, pour l’image ; voire juste pour le cachet qu’on leur reverse. Et en général ce sont des choses que les détenus ressentent aussi.
Niveau cachets d’ailleurs ça se passe comment ?
On n’a pas énormément de moyens, donc on ne peut pas payer les musiciens une fortune, ça va de soi. En revanche, même si je ne vais pas citer de noms, il y a des choses qui se démarquent. Beaucoup de mecs qui font du reggae ou du punk viennent avec plaisir, parfois gratuitement. Mais pour le hip-hop, ça peut être une autre paire de manche. Ca dépend bien entendu des musiciens mais certains – assez paradoxalement – demandaient d’énormes sommes.
Tu as organisé des moments de rencontre avec les musiciens, après les concerts. En quoi c’est important ?
Ca me semblait important, d’un point de vue comme de l’autre, que chacun finisse par échanger. Ca se passe souvent très bien, et j’insiste beaucoup sur ces moments dans la BD parce qu’ils sont très intéressants. Souvent ça tourne autour de la musique, quelques détenus pensent par exemple que les musiciens roulent sur l’or, alors qu’ils galèrent un peu (sourire). Mais ils finissent parfois presque en larmes parce que ça leur rappelle leur pays – comme ç’a été le cas avec le Chilien du livre. Il arrive aussi que les musiciens soient très touchés, et ressortent un peu bouleversés de l’expérience.
C’est, de fait, un milieu très masculin. Tu n’as jamais eu de soucis du coté des musiciennes ?
Il y a eu des trucs comme des sifflets… Mais en fait, j’ai noté que les remarques les plus déplacées venaient souvent des musiciens eux-même. Peut-être parce qu’ils sont tendus ou je ne sais pas, mais ce sont presque eux qui ont mis les filles dans les positions plus gênantes. Ce qui est certain, c’est que c’est plus compliqué, plus stressant pour elles de venir jouer en prison que pour les garçons ; mais je n’ai jamais eu de vrais soucis là-dessus. Et heureusement d’ailleurs, de toute manière c’est le genre de choses qui ne passeraient jamais.
A ton sens, pourquoi est-ce que c’est si important, d’organiser des concerts pour les détenus ?
Alors déjà, il n’y a pas que les concerts. La BD se concentre dessus parce que mon truc c’est surtout la musique, mais dans les activités proposées il y a aussi la danse, l’expression corporelle, le théâtre… Plein de choses. Et c’est essentiel parce que… C’est compliqué à dire. Pourquoi est-ce que tu lis ce bouquin ? Qu’est ce qu’il t’apporte ? Je suppose qu’il t’ouvre l’esprit, te permet de t’évader un peu. Pour les détenus c’est la même chose, sauf que de leur coté, ça les fait sortir d’un endroit dans lequel ils sont confinés, des heures, des jours, des mois durant. Et puis même, tu vois, les mecs n’ont pas accès à leur propre son. Moi, quand je rentre chez moi j’ai besoin d’un iPod, d’un vinyl ou je sais pas. Sans ça, c’est vraiment, vraiment la galère.
Le pire ennemi de la prison c’est l’ennui, finalement ?
Clairement oui. Après je ne suis pas là pour plaindre les détenus et verser dans la victimisation abusive, c’est toujours le même souci. S’ils sont en maison d’arrêt, c’est qu’ils ont fait en sorte d’y être. Mais oui, l’ennui est terrible là-bas, et ça rend fou. C’est pour ça que la culture est aussi essentielle : avoir un atelier théâtre, pouvoir aller à un concert, ça permet de sortir un peu de sa cellule, de prendre l’air et, surtout, de faire quelque chose. Sans compter que c’est important du point de vue de la réinsertion, qu’ils puissent s’exprimer, parler de ce qu’ils aiment etc. Certains s’en foutent, d’autres essaient de saboter le truc, mais la plupart comprennent.
Bon, je termine un peu par le commencement, mais comment est-ce que tu en es venu à ce boulot ?
J’ai fait des études de médiation culturelle, mais très vite le cursus m’a saoulé. Je pense que j’ai toujours préféré la marge, loin de l’industrie. Et comme je voyageais beaucoup, comme j’aimais beaucoup l’Amérique du Sud, je suis allé au Honduras. Là-bas, j’ai bossé en prison avec les membres d’un gangs. C’était compliqué au début, avant que les détenus ne m’adoptent. Les surveillants étaient sur des miradors et les prisonniers avaient la main-mise sur l’établissement, choisissaient qui mangeait ou non… Bref, ça n’avait rien à voir avec la France. Ensuite je suis rentré et comme je l’explique dans le bouquin, j’ai trouvé ce travail un peu par hasard. Même s’il n’y a pas vraiment de hasard.
Et vu que tu vas quitter Fresnes là, qu’est ce que tu comptes faire ?
La même chose en fait, mais de l’extérieur. Je suis en train monter une association pour promouvoir la musique et la culture en général en prison, dans des hôpitaux psychiatriques, des choses comme ça. Des milieux qui, finalement, ont profondément besoin de la culture sous toutes ses formes, mais n’y ont pas toujours accès.
Symphonie Carcérale de Romain Dutter et Bouqé, éditions Steinkis, 208 pages, 20 euros.
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