Ou comment les politiques puritains du monde entier entendent imposer leur morale non-progressiste à un film admirable sur bien des points.
Vivre dans un monde où un film indépendant français se voit qualifié de “pornographie infantile” par une sénatrice américaine démocrate n’est pas la moindre des aberrations que nous offre 2020, bien que la liste soit déjà longue. Depuis sa mise en ligne le 9 septembre par Netflix dans le monde entier, le premier long-métrage de Maïmouna Doucouré – sorti au cinéma en France le 19 août, il totalise environ 80 000 entrées à ce jour – dont l’héroïne est une jeune femme noire musulmane de onze ans en pleine recherche d’émancipation à travers la danse, fait l’objet d’une campagne de dénigrement, d’insultes et de harcèlement de la part de contempteur.rices principalement américain.es et souvent lié.es aux mouvances complotistes.
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Les débords de la campagne électorale américaine : une récupération ridicule
Ted Cruz, candidat malheureux aux primaires républicaines de 2016, a demandé au ministère de la justice de diligenter une enquête sur le film, tandis que l’actrice Rose McGowan s’est fendue d’un tweet rageur. A-t-elle simplement vu l’objet de son affliction ? La question se pose. C’est une affiche promo publiée par Netflix qui a mis le feu aux poudres. On y voyait quatre jeunes filles, les personnages principaux du film, en tenue de danseuses très courtes et dans des poses suggestives. La plateforme a très vite retiré l’image en admettant qu’elle pouvait prêter à confusion et ne correspondait pas à l’esprit du film, mais la fureur des moralistes autoproclamés n’a pas faibli. Un hashtag #cancelNetflix est apparu en TT (Trending Topic) sur Twitter la semaine dernière, tandis que l’action du géant de l’entertainment perdait près de 4 % en une journée le 11 septembre. Netflix a évidemment maintenu son soutien au film, qui n’est pas proposé en Turquie : le Haut-Conseil de l’audiovisuel du pays dirigé par Erdogan a censuré sa mise en ligne, le considérant comme “islamophobe et pédophile”. Maïmouna Doucouré a expliqué avoir reçu des menaces de mort.
Les analystes voient dans cet incroyable déferlement haineux non pas une croisade pour empêcher l’exploitation et la sexualisation de l’image des enfants, mais une attaque à peine masquée de la part de groupes trumpistes et apparentés contre la plateforme de Reed Hastings, soupçonnée de “progressisme” car elle a notamment signé un contrat avec le couple Obama pour produire du contenu. Bref, Maïmouna Doucouré, réalisatrice née à Paris en 1985 de parents immigrés sénégalais, lauréate du César du meilleur court-métrage en 2017 pour Maman(s) et du Prix de la réalisation au dernier Festival de Sundance avec Mignonnes, se retrouve bien malgré elle au centre d’une guerre politique d’autant plus tendue qu’elle se déroule à l’approche des élections présidentielles de novembre.
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Regarder un film en face
Et le film, dans tout ça ? Il faudrait au minimum rappeler son principe, son souffle singulier. C’est l’histoire de Amy, collégienne du nord de Paris vivant avec sa mère au corps épuisé par un travail mal payé et dans l’absence d’un père dont on apprend qu’il a pris une seconde épouse. Largement livrée à elle-même, Amy se rapproche d’une bande de préados obsédées par les vidéos de leurs danses partagées sur les réseaux. S’ensuit un trajet vers une forme d’empowerment guidé par l’excès. Les filles twerkent et renvoient d’elles-mêmes une image sexualisée qui jamais dans le film n’est montrée comme étant vécue de cette manière : c’est bien le vide d’une incarnation fantoche que montre Doucouré, une seconde peau d’hyperféminité enfilée par ces gamines persuadées que le monde leur fera plus de place si elles jouent un jeu sexuel auquel elles ne comprennent strictement rien. Lors de rares entretiens avec la presse américaine après la polémique, la réalisatrice a du rappeler qu’elle entendait dénoncer la sexualisation des jeunes femmes et les pièges que la société leur tend.
Sur ce point, Mignonnes est très clair et tente de réfléchir aux fondations d’un regard normé et aux moyens éventuels d’en sortir. Plutôt que de montrer ces jeunes filles à travers les yeux d’hommes qui pourraient les mater, Maïmouna Doucouré met d’abord en scène la vision d’Amy. Tout est construit en fonction de ce que découvre l’héroïne. Dans l’une des premières séquences marquantes, elle observe en voyeuse le groupe qu’elle va bientôt rejoindre, cachée derrière un muret. Découverte, elle reçoit une pierre sur le front pour avoir observé les filles sans leur consentement. Par la suite, non seulement Amy s’intègre au groupe, mais elle filme elle-même leurs répétitions avec son téléphone. L’idée de Doucouré est clairement de façonner une bulle, de créer un espace préservé où les images seraient produites par celles qui en sont le sujet. Même si elle ne va peut-être pas assez loin : on peut reprocher à la réalisatrice une certaine imprécision, quand elle montre Amy filmant ses copines au Smartphone mais ajoute à la séquence des gros plans sur des parties de leurs corps – peut-être des visions fantasmatiques des danseuses elles-mêmes, mais ce n’est jamais tout à fait clair.
Garder l’espoir : l’avenir appartient à Maïmouna Doucouré
Très attachant dans sa manière de rester collé à son héroïne à la fois douce et butée, grâce à ce qu’il montre de la sororité difficile entre préados en construction, par son immersion au cœur de la communauté franco-sénégalaise à Paris, Mignonnes met aussi un peu trop d’application à respecter son programme, ce qui l’empêche de décoller tout à fait. Mais il se démarque par son désir de déployer un récit que peu de cinéastes se risquent à effleurer en France : les doubles cultures auxquelles de nombreux enfants racisés sont confrontés, ainsi que la précocité grandissante des injonctions faites aux femmes à se conformer au désir masculin dominant.
Alors que la rentrée a été marquée par l’interdiction d’accès de certaines collégiennes à leur établissement, pour cause d’habits “trop courts”, Mignonnes touche juste au-delà des cas qu’il décrit. Film important à défaut d’être parfait, il mérite d’être vu et débattu. Maïmouna Doucouré a déjà d’autres projets pour une plateforme – elle n’a pas encore précisé laquelle. Espérons que le cinéma français la laissera occuper la place qu’elle mérite.
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