Sociologue et philosophe, Raphaël Liogier examine dans ses livres “les transformations majeures de l’identité humaine au XXIe siècle”. Dans “Descente au cœur du mâle” (éd. Les Liens qui Libèrent), il analyse le mouvement #MeToo non seulement comme un symptôme de la crise du patriarcat, mais aussi comme un approfondissement du rêve de liberté sexuelle de Mai 68.
D’emblée en introduction de son court essai d’intervention, Descente au cœur du mâle (éd. Les Liens qui Libèrent), Raphaël Liogier dissipe les malentendus, et fait son autocritique. Sa parole d’homme, qui plus est de “nanti, blanc, hétérosexuel”, est-elle bien légitime pour s’exprimer sur le mouvement #MeToo et ses effets ? S’il répond par l’affirmative, c’est qu’il ne s’agit pas pour lui d’évoquer l’intimité des femmes, mais “le monde qui nous est commun, dans lequel persiste une inégalité stupéfiante, encore aujourd’hui, un déséquilibre subtilement alimenté par nos perceptions et nos comportements quotidiens”. C’est donc à partir de son “propre trouble”, avec une transparence parfois déstabilisante, et armé de son bagage universitaire qu’il observe les contradictions dans le regard que portent les hommes sur les femmes au XXIe. Selon lui, #MeToo témoigne d’une lutte entre le modèle archaïque de la capitalisation du corps des femmes, et celui moderne de la valorisation de leur désir et de leur autonomie.
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En quoi le mouvement #MeToo touche-t-il selon vous au fondement des inégalités entre les femmes et les hommes ?
Raphaël Liogier – C’est une narration qui s’oppose à celle qui a été intériorisée dans les mentalités depuis le paléolithique. L’enjeu est de faire enfin entrer dans les mœurs qu’un certain type de comportements n’est plus acceptable et de changer la façon dont les femmes sont encore perçues. Si l’on regarde concrètement ce qui est écrit sur #MeToo, on s’aperçoit que personne dans ce mouvement ne demande l’interdiction du flirt, comme le prétendent Catherine Deneuve et les autres signataires de la fameuse tribune du Monde sur la liberté d’importuner. Au contraire, #MeToo est une demande d’extension de la liberté sexuelle, mais dans la réciprocité. Or, pour que la réciprocité soit réelle, il faut cesser de considérer le corps des femmes comme un capital, comme c’est le cas depuis 30 000 ans dans toutes les sociétés où il a été échangé, accumulé et exploité par les hommes. Contrairement à ce que certaines réactions laissent penser, le mouvement #MeToo ne donne pas dans le déballage vengeur, mais souligne la persistance du statut capitalistique du corps féminin. C’est très profond, cela nous concerne tous. La structure de nos désirs est à déconstruire.
En quoi ce mouvement rappelle-t-il cruellement la “promesse non tenue de la modernité”, comme vous l’écrivez ?
Le XVIIIe siècle nous avait promis que l’égalité des droits serait réelle, que chacun serait libre de se déterminer, qu’on ne discriminerait plus personne a priori. C’était difficile au début, mais ça a fini par donner des résultats : l’esclavage a bien été aboli, par exemple. Mais les femmes ont toujours été exclues des droits civiques, assignées à une citoyenneté diminuée. Il a fallu deux siècles de combat d’une intensité absolument démentielle pour faire accepter l’évidence. Ce n’est qu’en 1944 que les femmes obtiennent le droit de vote en France. Jusqu’en 1975, dans le Code civil et le Code pénal français, l’adultère était plus facile à prouver pour une femme, mais aussi plus sévèrement puni. Et jusqu’à la fin du XXe siècle, le viol entre époux était inconcevable. Ce n’est qu’en 1990 que la Cour de Cassation l’a reconnu comme crime. On arrive maintenant à un stade où l’égalité en droit est acquise, mais le regard des hommes ne suit pas le mouvement. Ils n’arrivent pas à intégrer cette réalité dans leurs mœurs. Des femmes sont PDG, chefs de gouvernement, chercheuses, écrivaines… Mais le cœur du problème n’est pas réglé. Elles continuent à être regardées par les hommes d’abord à travers leur corps.
» On arrive maintenant à un stade où l’égalité en droit est acquise, mais le regard des hommes ne suit pas le mouvement «
Vous écrivez qu’“il y a indéniablement une lutte intestine entre l’homme archaïque et l’homme moderne”. Comment faire en sorte que ce dernier l’emporte ?
Nous sommes encore dans l’ère du capitalisme sexué, c’est-à-dire que dans le rapport à la sexualité, le corps des femmes est toujours “possédé” par les hommes, tandis que les femmes ont le sentiment qu’elles « donnent » quelque chose. Mais avec #MeToo les femmes se révoltent, elles n’ont plus besoin de chercher une valorisation dans le regard que les hommes portent sur elles, elles n’ont plus envie de “se donner”, elles veulent jouir de leurs corps. C’est pourquoi la civilisation patriarcale est en crise. Certains hommes, qui ne peuvent s’empêcher d’être dans la prédation, sentent qu’ils perdent le contrôle, qu’ils soient au MJS, à l’Unef ou même anarcho-syndicalistes. Pour basculer dans cette nouvelle ère, il faudrait tout simplement qu’ils cessent d’avoir peur de la liberté des femmes, qu’ils cessent d’essentialiser les rôles, et que l’on se réapproprie nos différences.
Depuis la naissance du mouvement #MeToo, des articles ont en effet documenté les agressions sexuelles qui ont sévi pendant des années dans des organisations réputées progressistes : le MJS, l’Unef, EE-LV, les Jeunesses communistes… Comment expliquez-vous ce décalage entre une vision progressiste proclamée de la société, et les comportements intimes des hommes ?
Je l’explique par un terme : l’adhérence, qu’il faut distinguer de l’adhésion. L’adhésion, c’est quand on adhère à un parti, à une idée, à une idéologie. L’adhérence, c’est quelque chose qu’on ne perçoit pas, mais qui fait partie de la structure de nos désirs. Or en général dans nos sociétés, on fait passer l’adhésion avant l’adhérence. Moi-même je me sens très féministe, mais je vois bien que mon regard en termes d’adhérence est une lutte permanente. Je suis dans le modèle de l’ancienne culture virile. Il faudra un jour sortir de cette hypocrisie générale pour affronter concrètement le problème.
Ce mouvement peut-il déclencher un véritable changement ?
Oui, s’il est vraiment pris pour ce qu’il est, c’est-à-dire pas comme un mouvement néo-puritain et vengeur. Si on continue de le traiter comme cela, comme si le politiquement correct était du côté des femmes qui ont enfin le courage d’élever la voix, on va avoir un backlash [contrecoup, ndlr]. C’est ce qui advient aux Etats-Unis, où les femmes et les hommes que je rencontre finissent tous par être contre ! Tout ça parce qu’on a transformé ce mouvement en ce qu’il n’est pas. Les femmes ne demandent pas à éliminer les hommes, ni à interdire le flirt. C’est pour ça que j’ai écrit ce livre. #MeToo est l’application du rêve de liberté sexuelle de Mai 68, mais dans la réciprocité. Les femmes veulent disposer librement de leur corps, et abolir le regard possessif que les hommes posent sur elles.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Descente au coeur du mâle – De quoi #MeToo est-il le nom ?, de Raphaël Liogier, éd. Les Liens qui Libèrent, 144 p., 12,50€
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