Avant l’extinction des feux le week-end dernier — sur un bilan en demi-teinte qu’illustre parfaitement le prix du public décerné à Taika Waititi et son Jojo Rabbit, petite sensation feel good sur l’enfance durant le nazisme, que l’on pourrait résumer par la formule “Hitler for Hipsters” — le festival de Toronto nous a tout de même offert une dernière pépite : Western Stars, de Bruce Springsteen et Thom Zimny.
Un film en apparence mineur, mais qui a su nous cueillir comme nul autre. Bonus à l’album du même nom sorti en juin dernier, Western Stars consiste en un concert filmé, où chacune des treize chansons est précédée d’une courte introduction, pour la contextualiser, en révéler les intentions, ou simplement lui offrir une tangente poétique.
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Avec l’aide de son vieux camarade Thom Zimny (qui a signé plusieurs de ses clips, ainsi que le spectacle autobiographique Bruce Springsteen on Broadway, sorti sur Netflix l’an dernier), le Boss a conçu ce film comme un cadeau pour ses fans, comme un généreux palliatif à l’absence de tournée. Mais sa réussite est telle qu’il marche seul sur ses deux pieds, capable d’intéresser n’importe qui, même de parfaits étrangers à l’art de Springsteen.
D’abord parce que la musique est somptueuse, et Western Stars un des plus beaux albums de son auteur, sachant en subsumer la matière, tout en y ouvrant de nouvelles voies. Enregistrées dans l’intimité, avec quelques amis réunis dans la vieille grange de son ranch du New Jersey, jouées dans l’ordre de l’album par son classique E Street Band (dont fait partie son épouse Patti Scialfa) et un copieux orchestre de violons, ces treize chansons lorgnant vers la country pop californienne des années 1970 (Jimmy Webb, Glen Campbell) donnent ici leur plein potentiel. C’est grandiose sans être grandiloquent, parfaitement contemporain et néanmoins éternel.
Springsteen, pure créature de cinéma
Mais la beauté du film tient surtout à ce que Springsteen est une pure créature de cinéma, fascinante à entendre, à regarder. Si, comme le montre de façon exhaustive cet épisode de Blow Up, il s’est souvent inspiré du cinéma pour écrire (Les raisons de la colère, Badlands), s’il a lui-même inspiré des films (Thunder Road de Jim Cummings, The Indian Runner de Sean Penn), et en a scoré plusieurs (Philadelphia, The Wrestler), il n’a jamais, étrangement, joué la comédie, si ce n’est de façon anecdotique (dans High Fidelity, ou ses clips). Alors sans doute n’est-il pas bon acteur, mais sa présence suffirait, à vrai dire, à affoler la caméra, a fortiori celle d’un grand metteur en scène.
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Il n’y a qu’à voir la force qui se dégage des images de Thom Zimny, pourtant assez banales, et à la frontière (parfois mordue) du kitsch. Dans les interludes, celui-ci filme en effet le Boss dans le désert de Joshua Tree, au volant d’une vieille voiture, blouson en jean et santiags au milieu des chevaux, regardant l’horizon et les cactus — ce genre…
Comment cette imagerie de post-cow-boy revenu de tout, qui ferait sombrer n’importe quel rockeur dans un brouet inextricable d’embarras, provoque-t-elle alors ici tant d’émotions ? C’est que personne mieux que Springsteen n’incarne aujourd’hui cette Amérique immémoriale. Il est au-delà du cliché. Il est le dernier, ou l’un des derniers, à pouvoir s’en prémunir. Le voir ainsi mis en scène offre ainsi l’impression rare d’accéder directement au mythe, au premier degré, sans la moindre ironie, sans le moindre effet vintage.
Entre l’aspiration à l’individualisme et celle à la communauté
Dans de beaux textes prononcés en off sur des images tantôt fabriquées pour l’occasion (celles qu’on vient d’évoquer), tantôt extraites de home movies (très émouvantes archives de sa lune de miel avec son grand amour, Patti Scialfa, en 1991), il revient sur les différents concepts abordés dans Western Stars : le paradoxe sur lequel reposent les Etats-Unis, explique-t-il, entre l’aspiration à l’individualisme et celle à la communauté, ou encore ses pulsions autodestructrices qui le poussent à « abîmer ce qu’il aime ».
Il revient aussi sur l’invention des personnages garnissant le storytelling particulièrement cinématographique de l’album : un vieux cow-boy qui jouait jadis aux côtés de John Wayne, réduit aujourd’hui à apparaître dans des pubs de Viagra (dans la chanson éponyme Western Stars) ; un cascadeur abîmé et stoïque qui n’aurait pas dépareillé dans Once Upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino (Drive Fast (The Stuntman))…
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Mais c’est finalement un autre film, encore plus troublant, qui nous vient en tête à la toute fin du Western Stars. Après une reprise superbe du morceau Rhinestone Cowboy (originellement popularisé par Glenn Campbell), le dernier plan, sur lequel s’inscrit le générique, nous montre un homme, en plan fixe, balayant lentement la grange, tandis que Springsteen et Scialfa sont accoudés à un comptoir.
Et tandis que la musique mute en nappes de synthé planantes, badalamentiennes en diable, tout fait soudain sens : le concert dans une grange perdue, les retrouvailles avec les vieux amis chers avant qu’il ne soit trop tard, l’Americana chevillée au corps, ce balayeur qui prend son temps… On se croyait chez Ford, c’est en fait chez Lynch, dans la saison 3 de Twin Peaks précisément, que nous avons été transportés une heure et demi durant. La parenté apparaît à ce point évidente que la question se pose alors nécessairement : à quand une collaboration entre les deux artistes ?
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