Mise en miroir de ces deux écrivains qui poursuivent, de loin en loin, une conversation passionnante depuis vingt ans.
Emmanuel Carrère et Michel Houellebecq sont deux auteurs aux divergences profondes, et chacun d’entre eux symbolise aujourd’hui un certain type d’écrivain français contemporain. Le premier, critique et journaliste de formation, pratique l’écriture autobiographique et le reportage, une littérature en prise avec le réel, comme l’indique le titre du passionnant recueil de textes que lui consacrent les éditions P.O.L, avec des contributions de cinéastes (Olivier Assayas, Nicole Garcia), écrivains (Michel Houellebecq entre autres) et universitaires.
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Le second se définit avant tout comme poète ; il ne pratique ni le reportage, ni l’enquête. On va éviter les considérations politiques qui placeraient le premier à gauche, le second à droite. Malgré ces différences fondamentales, les deux auteurs n’ont cessé, depuis leur premier livre, de se lire, de se respecter, de s’admirer. Deux ouvrages consacrés à leurs œuvres permettent de comprendre la discussion passionnante qui les lie depuis vingt ans.
La réalité est, pour Houellebecq, insupportable
Le travail d’Emmanuel Carrère est donc “animé par un vœu principal, affirme le volume dirigé par Laurent Demanze et Dominique Rabaté : faire effraction dans le réel”. Un réel qui est avant tout souffrance, effroi peut se venger de l’écrivain quand celui-ci prétend le transformer (Un roman russe). Voici ce que Michel Houellebecq rédige à ce propos.
“Dans tous les livres qu’il écrit actuellement, Emmanuel Carrère a choisi de n’inventer ni les personnages, ni les événements majeurs ; il a choisi de se comporter essentiellement en témoin. Ce choix m’intéresse évidemment, ne serait-ce que parce que je m’en suis tenu, jusqu’à présent, à la voie inverse. »
« Pour des raisons esthétiques si on veut, mais aussi pour des raisons douteuses où se mêlent paresse, insolence et mégalomanie (genre : m’emmerdez-pas avec les détails, j’ai pas de temps à perdre avec la réalité, et de toute façon la réalité je la connais mieux que personne).” La réalité est, pour Houellebecq, insupportable. Dès son premier livre, un essai consacré à H.P. Lovecraft, il déplorait en citant l’écrivain de SF : “Le chaos de l’univers est total.”
Une visée politique commune : déconstruire par la littérature des valeurs délétères de l’Occident
Houellebecq, “professeur du désespoir” ? L’admirable essai d’Agathe Novak-Lechevalier déconstruit l’une après l’autre les caricatures d’un écrivain déprimé, déprimant, “déprimiste” comme on le présente à l’étranger, le terme désignant à la fois un courant littéraire et un mal spécifiquement français.
Loin du “cynique”, du “néo-réac”, Michel Houellebecq se révèle, dans l’étude de cette universitaire – qui avait déjà coordonné un volume des Cahiers de L’Herne qui lui était consacré –, un homme certes angoissé, sombre, mais aussi humaniste, sensible, qui place comme il le dit lui-même “la compassion, à bon droit exaltée par Schopenhauer, à bon droit vilipendée par Nietzsche, comme source de toute morale”.
Reprenant une analyse de Carrère, Novak-Lechevalier rappelle à quel point Extension du domaine de la lutte est avant tout une critique féroce du capitalisme ; analyse partagée par celui qui fut un ami commun aux deux auteurs, l’économiste Bernard Maris, assassiné lors de l’attentat contre Charlie Hebdo.
Au-delà de cette visée politique commune, déconstruction par la littérature des valeurs délétères de l’Occident (libéralisme, consumérisme, individualisme), c’est donc une certaine morale, une éthique de l’écriture qui lie les deux écrivains. “Dès que l’on entre dans l’un de ses livres, écrit Houellebecq dans un beau texte de l’anthologie, les miasmes du doute moral s’évaporent, l’atmosphère devient plus claire, la respiration se fait plus ample.”
La foi d’ Emmanuel Carrère en la communauté humaine
C’est “sa droiture intellectuelle et morale” qu’il admire chez l’auteur de L’Adversaire, un auteur obsédé par le problème du Bien, “le seul peut-être qui vaille”, précise Houellebecq. L’auteur des Particules élémentaires avoue n’avoir aucune foi, contrairement à Carrère, en la communauté humaine. Tout comme l’auteur du Royaume, il “s’intéresse en revanche passionnément à l’amour, cette communauté plus restreinte constituée d’un homme et d’une femme”.
Carrère va plus loin, dans un texte publié dans Le Monde lors de la parution de Soumission. Si Houellebecq ne croit pas à la communauté humaine, ni sans doute à Dieu, l’avenir qu’il prophétise, ce “moment musulman de l’Europe”, est tout aussi inquiétant que rassurant. Car l’islam, qui signifie au sens littéral “soumission”, est une religion “plus vraie que toute autre à condition de la prendre en bloc, de ne pas y chercher la seule chose dont précisément elle nous affranchit : la liberté”.
Il voit en Houellebecq un visionnaire, un révolutionnaire qui propose un changement de paradigme pour notre civilisation, tout comme il l’avait fait, vingt ans plus tôt, avec le clonage. Pour Novak-Lechevalier, si l’écrivain, dont l’œuvre est devenue son objet d’étude et sa spécialité, prédit “l’effacement progressif des relations humaines”, elle propose une solution : la littérature comme un “art de la consolation”, résistance silencieuse, farouche, par et dans l’écriture. La poésie contre le tout communiquant, la pitié et la compassion contre la cruauté, l’humour contre la bêtise de l’homme et l’absurdité de l’existence.
Houellebecq, l’art de la consolation d’Agathe Novak-Lechevalier (Stock), 306 p., 20 €
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Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel collectif sous la direction de Dominique Rabaté et Laurent Demanze (P.O.L), 564 p., 37 €
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