Deux mois après sa disparition, “La Source de l’amour-propre” donne à entendre la voix puissante de l’écrivaine : sur la « race », la domination, les femmes.
Elle est morte le 5 août dernier, et quelques jours après, on recevait de ses nouvelles, un recueil de textes rassemblés de son vivant, paru en février dernier aux Etats-Unis. Comme si d’outre-tombe, elle continuait à vouloir partager sa pensée avec ses lecteurs. Toni Morrison a fait partie de ces écrivains jamais avares de leur présence ni de leurs paroles, à travers conférences, discours, essais.
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Et même s’il ne s’agit pas d’un roman, il s’agit bien d’un livre de Toni Morrison, tant la cohérence de ses propos et des thèmes qu’elle aborde dans ces textes inédits – qui vont pourtant des années 1980 aux années 2010 – est frappante. Tous inédits en France, à l’exception de son “discours de Stockholm” – rappelons une énième fois que Morrison a reçu le prix Nobel de littérature en 1993.
Ces textes, parce qu’ils parlent d’art, de « race », de femmes, de domination, sont toujours politiques. Et comment ne pas être politique quand on est née femme et noire en 1931 aux Etats-Unis, de grands-parents qui ont été esclaves ?
Une traversée politique des dernières décennies
Dès l’introduction, intitulée « Péril”, dès la première phrase, elle donne le ton : “Les régimes autoritaires, les dictateurs et les despotes sont souvent (mais pas toujours) idiots. Mais aucun n’est assez idiot pour laisser à des écrivains dissidents et perspicaces toute latitude de publier leurs jugements ou de suivre leurs instincts créateurs. » L’art, la littérature, contre toute forme d’oppression.
Plus loin : “Certains genres de traumatismes infligés aux populations sont si profonds et si cruels que, contrairement à l’argent, contrairement à la vengeance, voire à la justice, aux droits ou à la bonne volonté d’autrui, seuls les écrivains savent les traduire et transformer le chagrin en signification.”
Ainsi de son roman le plus puissant, Beloved (1987), inspiré de l’histoire vraie de Margaret Garner, qui racontait la vie d’une femme esclave allant jusqu’à tuer son propre enfant pour que celui-ci ne vive pas en esclave à son tour.
Rendre compte de l’esclavage, le combat d’une vie
Toni Morrison revient sur l’écriture de Beloved un peu partout dans ces essais, mais c’est dans celui qui donne son titre au recueil, La Source de l’amour-propre, qu’elle aborde de façon très belle la forme à travers laquelle elle choisira de rendre compte de l’esclavage pour, justement, traduire les traumatismes infligés à la population afro-américaine.
Ce qui l’intéressait, c’était l’union de l’histoire et de la fiction, cette histoire de l’esclavage, mais sans tomber dans la “pornographie” qu’il peut y avoir à montrer la violence, la souffrance d’autrui. “Je m’occupe donc d’un domaine que je sais être surexploité et sous-exploité : séduisant dans un sens malsain ; rebutant, caché et refoulé dans un autre.”
“Ce qu’il me fallait alors, pour traiter de ce que je croyais impossible à maîtriser, c’était une petite bribe, une chose concrète, une image issue du monde de ce qui était concret. Quelque chose de domestique, auquel vous pouviez vaguement raccrocher le livre, une chose qui dirait tout ce que vous vouliez dire dans des termes très humains et très personnels. Et pour moi, cette image, cette chose concrète, est devenue le mors.”
La littérature pour dénoncer l’oppression des minorités
Le mors que les Blancs faisaient porter à leurs esclaves, aux hommes et femmes noir.e.s, qui leur faisait mal, les empêchait de parler ou de crier, leur coupait la langue… et “on l’utilisait aussi beaucoup pour les femmes blanches ». Le summum de la domination patriarcale blanche : réduire l’autre au silence en lui faisant mal.
C’est à lui que s’en prend Toni Morrison : écrire contre cette injonction mortifère au silence ; démonter les mécanismes d’un système d’oppression des minorités. “Chaque culture sexiste a sa propre formation socio-génitale, écrit-elle dans “Femmes, Race et Mémoire”, aux Etats-Unis, celle-ci se compose du racisme et de la hiérarchie sociale. Quand les deux seront séparés, la suprématie du mâle s’écroulera et la mer de contention parmi les femmes s’asséchera. »
La littérature peut aider. Morrison l’a fait avancer dans ce sens.
La Source de l’amour-propre (Christian Bourgois), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, 432 p., 23 €, en librairie le 3 octobre
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