Dans Indignation totale, le philosophe Laurent de Sutter explique que nos réflexes d’indignation sont dictés par une rationalité héritée des Lumières. Pour briser les chaînes du scandale à répétition, il plaide pour une rationalité expérimentale.
Difficile d’y échapper. Allumer son poste radio, lancer une vidéo Youtube ou ouvrir son compte Twitter ou Facebook expose nécessairement au flux ininterrompu des scandales, et aux cortèges d’indignations bruyantes qu’ils charrient. Comment expliquer ce réflexe qui nous pousse à décrier, moquer, dénoncer en permanence l’infâme camp adverse ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le philosophe Laurent de Sutter prend cette question épineuse au sérieux. Dans Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous (éd. de L’Observatoire), il remonte à l’origine intellectuelle de ce phénomène, et invite à inventer une nouvelle forme de rationalité. Ce n’est qu’à cette condition que, délivrés de l’impasse confortable de l’indignation, nous pourrons enfin agir.
Vous soulignez dans votre livre que nous vivons à l’ère du scandale généralisé, sur les réseaux sociaux et dans le débat public. Mais l’indignation est-elle une attitude qui caractérise vraiment notre époque ?
Laurent de Sutter – C’est une attitude qui a toujours existé. Mais les formes qu’elle prend aujourd’hui la rendent beaucoup plus visible. Les médias de masse et la démocratisation de la prise de parole publique par les réseaux sociaux ont contribué à donner une portée plus large à ce qui était autrefois de l’ordre de débats privés.
Décrire ces modalités d’intensification ne revient pas à dresser un paysage de la faute. Ce n’est pas à cause des médias sociaux que nous sommes pris dans cette hystérisation. Le visible a changé, l’audible a changé, et on ne sait pas quoi faire de ces nouveaux paramètres.
L’omniprésence de l’indignation ne peut-elle pas être le signe positif d’une politisation accrue, d’une participation plus libérée au débat public ?
Je n’ai pas voulu dresser un bilan négatif, ni du reste positif, de l’indignation généralisée. Ce qui m’intéresse, c’est l’équipement intellectuel de l’indignation, la forme très particulière de raison qui la sous-tend, et que nous avons héritée de la modernité. Dans Par affinités, Valérie Gérard a très bien soutenu la thèse selon laquelle la montée de l’indignation était le signe d’une augmentation de la sensibilité générale du public.
D’autres, comme Stéphane Hessel, ont soutenu que l’indignation est le premier pas vers un engagement sous la forme d’une action politique. Mais ce n’est pas mon sujet. J’insiste sur le fait que, dans la plupart des situations, notre indignation tourne en rond. Le logiciel de l’indignation travaille à sa propre justification, légitimation, et perpétuation. Il nous permet de nous sentir exister comme celui ou celle qui se trouve d’un certain côté au sein d’une carte lacérée de lignes de front. Or cette identification ne fonctionne que dans la continuation d’elle-même.
Paradoxalement, la répétition de l’indignation aurait donc un effet anesthésiant sur nous. Qu’entendez-vous par là ?
L’indignation tourne à vide du point de vue de sa potentialité politique et morale. C’est la raison pour laquelle le paradigme de la fin du monde semble être le seul à faire à peu près consensus, alors que c’est le paradigme qui se satisfait de l’impuissance, car “on n’y peut rien”. C’est pourquoi il faut réfléchir au rééquipement de nos indignations. Je plaide pour une sorte de rêverie deleuzienne, une raison expérimentale. Comment changer le logiciel qui nous piège dans une position où la force que nous confère l’intellect est aussi ce qui nous affaiblit du point de vue de l’agir ?
Comment caractérisez-vous la forme de raison qui sous-tend l’indignation ?
L’idée de la raison que nous avons héritée de la modernité vient d’Emmanuel Kant. C’est lui qui, dans l’introduction de la première Critique de la raison pure, attribue au sujet des facultés de lecture critique du monde. Il nous place ainsi dans une position de tribunal de la raison qui, une fois qu’il a édicté sa sentence, laisse à la police le soin de la faire exécuter, en s’en lavant les mains.
J’ai le sentiment que cette position du sujet implique que, sans nous, la “vérité” serait cachée, dissimulée. Du point de vue de la structure, il n’y a pas de différence entre la raison critique et le complotisme contemporain. D’ailleurs les théories du complot sont apparues en même temps que le criticisme. Le même mouvement de sur-explication du monde par le biais des facultés de la raison se déploie à la fois comme un instrument d’émancipation, et comme un instrument nous conduisant à l’impasse. Je pose donc cette question : et si on inventait une modalité de rapport au monde qui ne nous mettrait pas en position de force ? C’était l’appel de Nietzsche et de Deleuze pour en finir avec le jugement, et pour une raison qui nous permette de transformer le monde.
Vous appelez à faire “disjoncter la raison”. Qu’entendez-vous par cette injonction provocatrice ? Qu’il faut savoir se taire ? Prendre de la distance vis-à-vis des scandales ?
Je n’en appelle pas à une nouvelle forme de sagesse contemplative, néo-stoïcienne, de l’homme inaccessible aux passions basses du peuple. C’est l’inverse. L’indignation met très vite dans une position proche de celle-là, celle du criticisme moderne.
Vous citez d’ailleurs Schopenhauer selon lequel l’indignation résulte de la vanité de l’être humain, qui veut démontrer sa suprématie intellectuelle…
Oui, mais contrairement à Schopenhauer, je ne veux pas sauver la raison de la vanité. Faire disjoncter la raison, c’est une position acharnée par rapport au monde, qui assume le fait que nous soyons tous fondamentalement dans la même situation concrète, et que ça implique une action. Cette enquête sur les transformations qu’on peut faire advenir, c’est ce que j’appelle la raison expérimentale. J’aimerais imaginer une forme de raison qui soit déjà active, de l’ordre de l’action. J’en appelle à une excitation rationnelle.
Vous évoquez le cas de Trump, et l’indignation qu’il suscite. On a l’impression qu’à l’heure des leaders dits “populistes”, il sera difficile de faire de la politique sans avoir recours à ce registre…
Exactement. Dans The Late Show de Stephen Colbert, ils parlaient récemment des tweets insultants adressés par Trump au chanteur John Legend et à sa femme, Chrissy Teigen, après leur discours critique sur la politique judiciaire du président américain. John Legend a répondu de manière modérée, mais sa femme a lâché ce commentaire : “Lol, what a pussy ass bitch.”
lol what a pussy ass bitch. tagged everyone but me. an honor, mister president.
— chrissy teigen (@chrissyteigen) September 9, 2019
Quand Stephen Colbert a lu ce tweet, il y a eu une explosion de joie absolue dans le public. C’était ce qu’il attendait. Mais cette situation est embarrassante. On rit en découvrant une insulte venant de notre camp, mais qui est tout aussi extrême que ce que dit Trump. Si notre destin, pour s’affirmer de gauche, est de dire “Lol, pussy ass bitch”, sincèrement, je ne vois pas comment on pourra s’en sortir. Cela mène tout droit à la réélection de Donald Trump. Il y a là quelque chose de grave, qui indique qu’il faut se poser la question de notre tradition intellectuelle. Celle du dysfonctionnement interne au logiciel des Lumières.
Certains à droite semblent vouloir utiliser votre livre comme une charge contre l’ère du “politiquement correct” et de la “pensée unique”, l’indignation étant perçue comme le registre privilégié des “bien-pensants”. Que pensez-vous de cette réception ?
C’est une réception qui m’a beaucoup embarrassé, tout d’abord parce qu’elle pouvait jeter un désagréable malentendu sur mon propos, mais aussi parce qu’il s’agissait d’une contradiction dans les termes. Il n’y a rien de plus absurde que de s’indigner de l’indignation, ou de se scandaliser du scandale, dès lors qu’il ne s’agit à chaque fois que de rejouer ce qu’on prétend dénoncer. Il me semble même que, dans le cas de la presse dont vous parlez, il ne s’agit à chaque fois que de cela : de pouvoir renforcer encore leur volonté d’opérer la police du dicible, du pensable, et donc de l’imaginable, afin de faire prévaloir leur programme.
Pour ma part, les expressions que vous mentionnez me font penser à ces “concepts gros comme des dents creuses” qui suscitaient déjà l’ironie de Gilles Deleuze à propos des Nouveaux Philosophes, à la fin des années 1970. C’est-à-dire qu’il s’agit de concepts qui, précisément, se reposent sur la force de la raison pour nettoyer l’espace public de toute une série de possibilités, dont celles relatives à l’émancipation et à l’égalité au sens le plus fort.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous, de Laurent de Sutter, éd. de L’Observatoire, 144 p., 15€
{"type":"Banniere-Basse"}