Destiné à mettre en lumière la jeune scène française, l’exposition du Prix Fondation d’entreprise Ricard invite cette année les artistes sélectionnés en raison de leur attention au monde et de leur positionnement engagé, dont le contenu dicte le choix de l’esthétique ou du médium.
Lors du vernissage du 21e Prix Fondation d’entreprise Ricard, une fenêtre ouverte sur la cour créait l’attroupement. Il fallait regarder en haut à droite, nous soufflait-on dès le seuil, car il y avait un élément caché : un boîtier en plastique blanc, accroché sur le mur extérieur. Celui-ci se montrait à vrai dire peu distrayant. N’en émanait ni signal lumineux, ni son, ni odeur. Rien. Seule l’infinie banalité d’un objet identique à un dispositif de surveillance ou d’alarme.
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La clé du mystère
Ce boîtier, Eva Barto, l’artiste et la seule à détenir la clef du mystère, lui assigne une épaisseur d’art en lui attribuant un nom, une description et une place au sein de l’exposition. Il s’agit en l’occurrence d’un “lanceur d’alerte” (Whistleblowers ½), décrit comme une “balise – appareil de signalement – dont les attributs dépendent de la juridiction nationale appliquée aux lanceurs d’alerte”.
En l’attente d’un signal d’alarme, et du processus de mobilisation collective qui s’ensuivrait, ce boîtier laisse entrer, en même temps qu’un courant d’air, le doute. Doute sur le contexte qu’il vient parasiter, sur la mécanique bien huilée de l’exercice : choisir une poignée de jeunes artistes de moins de 40 ans représentant la scène française actuelle, sa dynamique et ses problématiques, et les assembler en exposition.
Tactiques d’esquive
Chacune des interventions d’Eva Barto consiste à venir gripper la mécanique de son contexte d’apparition, mobilisant tour à tour des tactiques d’esquive ou de fraude, des figures de faussaire ou de trickster (farceur). D’année en année cependant, le prix lui-même s’est transformé – par la manière dont les curateurs invités ont choisi de s’en emparer – en machine à produire sa propre critique. L’an passé, l’artiste Neïl Beloufa déléguait l’invitation à des collectifs, refusait de choisir un titre autre que tautologique et s’élevait contre “les instances de validation” dans son texte d’introduction.
Eveilleurs d’attention
Cette année, Claire Le Restif, directrice du Centre d’art contemporain – le Crédac à Ivry-sur-Seine, ne refuse pas l’exercice d’exposer des artistes mais reste, pour ainsi dire, elle aussi, “en alerte”. Intitulée Le Fil d’alerte, la proposition n’est pas une exposition thématique mais une mise en lumière d’un ensemble de positions subjectives. Tous ces artistes ont été sélectionnés en raison de leur “attention au monde” et de leurs “positions précises”. Comme le courant d’air s’engouffrant par la fenêtre laissée ouverte, ils attirent chacun l’attention sur un ailleurs, assumant en quelque sorte la position d’éveilleurs d’attention, sorte d’équivalent ambigu et complexe, c’est-à-dire sensible, du lanceur d’alerte.
Aquaféminisme et hospitalité
Pour mettre en lumière la complexité et la singularité de chaque positionnement, chacun des artistes présente plusieurs œuvres, et souvent, également, plusieurs médiums. Chez Gaëlle Choisne, il est question d’accueil et d’hospitalité, d’abris et d’autels bricolés en fer à béton et couverture-cocon suspendue, agrémentés de divers grigris : portable, lunettes de soleil, étui à cigarettes. Paul Maheke étire sa grammaire d’un aquaféminisme (phénoménologie posthumaniste féministe élaborée par l’universitaire australienne Astrida Neimanis – ndlr) glissant vers la nuit d’un ésotérisme où se dissolvent les identités assignées, entre rideau imprimé de texte, bacs aquatiques et display déclinant une conjuration adressée à une chouette démoniaque.
Arbres et Métallurgie
Simon Boudvin scrute les interstices d’une urbanité rattrapée par les logiques informelles, de l’inventaire photographique d’une “population d’arbres spontanés” à la confection d’un bureau à partir d’un arbre sauvage de Montmartre. Quant à Marcos Avila Forero, son installation vidéo étudie la gestuelle quasi chorégraphique des ouvriers retraités de la métallurgie japonaise.
Créateurs émergents
Les neuf artistes sélectionnés, Estefanía Peñafiel Loaiza, Gaëlle Choisne, Paul Maheke, Eva Barto, Corentin Canesson, Kapwani Kiwanga, Simon Boudvin, Marcos Avila Forero et Sarah Tritz, sont tous déjà identifiés. La liste est sans surprise. Elle est scrupuleusement représentative des artistes qui captent déjà l’attention des réseaux de la création émergente. Certes, ces artistes ont bien un point commun, cette attention au monde, embrassant les positions d’artiste-anthropologue, artiste-activiste, artiste-passeur, artiste-critique.
Une attention au monde
Mais ne serait-ce pas là la caractéristique de la jeune création en général ? “La nouvelle forme, c’est le contenu”, constatait au printemps la critique Roberta Smith dans les pages du New York Times à propos de la Biennale du Whitney Museum, elle aussi dévolue à la jeune création. Il n’y a plus de mouvements esthétiques, ni non plus de scènes locales.
Certes, Le Fil d’alerte intervient dans un contexte de prix, qui exige de placer l’attention sur chacun des artistes. Il est pourtant également possible d’y lire en creux le reflet d’un positionnement de curateur. La majorité de ces artistes sont passés entre les murs du Crédac. C’est le cas d’Estefanía Peñafiel Loaiza, Corentin Canesson, Simon Boudvin, Marcos Avila Forero. Sarah Tritz y expose actuellement, et l’on y verra au printemps Kapwani Kiwanga.
Circulation des œuvres
Privilégier l’artiste, sa complexité et son positionnement, plutôt que les œuvres, ne va pas de soi. Ce serait même le propre du curateur rattaché à un lieu, disposant de temps et d’espace pour construire le dialogue, au contraire du curateur-producteur. Electron mobile de la culture par projet, celui-ci en vient, fatalement peut-être, à privilégier la circulation des œuvres, mobilisées afin de produire du contenu, et donc de la valeur, à l’intérieur de l’écosystème globalisé de l’art.
Le Fil d’alerte, exposition du 21e Prix Fondation d’entreprise Ricard, jusqu’au 26 octobre, Fondation d’entreprise Ricard, Paris
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