Peu s’en souviennent, mais le dernier film (posthume) de Stanley Kubrick avait été assez mal accueilli à sa sortie. Mais avec le temps, Eyes Wide Shut a été reconnu comme un chef-d’œuvre aux mystères intacts et à la complexité folle.
Si aujourd’hui, il est évident, pour la plupart des cinéphiles, qu’Eyes Wide Shut est un grand film qui vaut autant, sinon plus, qu’Orange Mécanique ou que Barry Lyndon, il n’en a pas toujours été ainsi. Souvenons-nous : il y a 20 ans, Eyes Wide Shut, dernier film de Stanley Kubrick, débarquait dans les salles françaises et, le moins qu’on puisse dire, c’est que l’accueil qu’il reçut, à l’époque, ne fut pas unanime, loin de là.
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Un accueil très mitigé
Pour comprendre cette réception légèrement mitigée, il faut se souvenir qu’à l’époque, Kubrick n’avait plus donné de nouvelles depuis 12 ans (Full Metal Jacket, 1987) et qu’il avait eu, en plus, le mauvais goût de mourir avant la sortie de son film, dont la rumeur disait d’ailleurs qu’il n’était pas tout à fait terminé. Dès l’annonce du projet, trois ans avant, la fièvre s’était emparée de la planète Kubrick et, jamais peut-être dans l’histoire du cinéma, un film n’avait été aussi attendu par les nombreux fans de son auteur. Attente intensément renforcée par la présence au casting du couple le plus glamour et le plus controversé de son époque, Tom Cruise et Nicole Kidman, encore époux légitimes en cette époque lointaine.
Si vous voulez avoir une petite idée de la déception provoquée par le film chez certains cinéphiles, il vous suffit de vous reporter à l’article publié par l’écrivain et journaliste Philippe Garnier dans Libération, en juillet 1999, c’est-à-dire quelques semaines avant la sortie française d’Eyes Wide Shut. Garnier, manifestement très peu convaincu par l’ultime opus kubrickien, y égrène, tout au long du texte, ses nombreuses réserves : érotisme soft et vieillot, casting désastreux, adaptation édulcorée de la nouvelle de Schnitzler qui servit de base au film, conclusion décourageante et frileuse, le tout pour « un film plus largué que crépusculaire« . Même si le texte est loin de refléter la totalité de l’accueil critique, il dit bien la méfiance qu’avait pu susciter le dernier Kubrick à l’époque.
La réhabilitation
20 ans plus tard, toutes les réserves émises par Philippe Garnier sont maintenant à porter au crédit d’Eyes Wide Shut. Son érotisme froid est d’une logique implacable et sert la cause fantasmatique du récit, le casting est devenu un atout absolu et le film un document sur le couple Kidman-Cruise dans sa phase déclinante, l’adaptation de la nouvelle de Schnitzler est louée comme un modèle de transposition et la conclusion apparaît comme une fin qui boucle admirablement cette trajectoire complètement mentale.
Modernité cinématographique
Car, en effet, Eyes Wide Shut reste un objet fascinant qui s’est même bonifié avec le temps. Une œuvre mystérieuse et intime, entièrement sous le signe du fantasme, qui réalise une fusion immédiate entre projection mentale et réalité physique. Mais également une sorte de relecture de certains motifs du cinéma moderne – émission de signes opaques et ouverts à une interprétation qui se dérobe sans cesse, exploration de l’irréductible coupure entre les sexes sous le signe de l’ignorance de la jouissance de l’autre, humour kafkaïen et ironie bunuélienne – réinvestis dans une fiction hitchcockienne et labyrinthique (à la Vertigo).
Un film hors du temps
Par ailleurs, tous les éléments qui pouvaient être qualifiés par certains, en 1999, d’un peu vieillots, ou même de réactionnaires – les lois intangibles du mariage et de la fidélité conjugale, la terreur du personnage de Tom Cruise face à ses fantasmes sexuels, l’absence de passage à l’acte… – sont devenus les signes d’une forme d’intemporalité, comme si l’ambition du récit se situait dans un hors temps, en forme de dépassement de l’éternel conflit, rendu artificiel par le geste de Kubrick, entre classicisme et modernité.
Théories complotistes
Plus encore, il est passionnant de constater que le mystère distillé par le film, loin de s’être dissipé, s’est peut-être encore épaissi. Ou plutôt qu’il a pris une autre dimension tant les théories du complot, qui infusent le film de Kubrick, sont infiniment plus répandues aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a 20 ans. L’étrange aventure vécue par le personnage de Tom Cruise suscite chez nous spectateurs une série de questions que jamais nous ne parvenons à résoudre totalement. Les menaces qui pèsent sur le personnage sont-elles réelles ou imaginaires ? Que s’est-il exactement passé dans l’orgie à laquelle il a eu accès ? Y a-t-il une société secrète derrière tout cela ? Rien ne permet de répondre avec certitude à ces questions. Et ce n’est pas le discours tenu par Ziegler (Sidney Pollack), dans l’avant-dernière séquence du film, qui pourra nous aider à démêler le vrai du faux. Bien au contraire. Tout, dans Eyes Wide Shut, reste ouvert à l’interprétation, à un principe d’incertitude, y compris les rêves et fantasmes du personnage de Nicole Kidman. Voilà ce qui rend, aujourd’hui et sans doute pour très longtemps, le dernier film de Kubrick fascinant et indépassable.
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