Entremêlant un rock sauvage et une poésie aux multiples références qu’elle scande sans concession, Patti Smith refuse de hiérarchiser les arts et rejoint la lignée des poètes beat, qui reconnaîtront en elle une héritière dès sa toute première prestation. Cet article est le second extrait du hors-série dédié à Patti Smith paru en 2011.
Patti Smith est née le 10 février 1971 dans le quartier du Bowery à Manhattan, dans l’église Saint Mark’s. Sa mère, pourtant témoin de Jéhovah, n’a pas été conviée à cette éclosion mystique. Car l’église en question, pour être un véritable lieu de culte, est aussi dédiée à la protection des arts : les danseuses et chorégraphes Isadora Duncan et Martha Graham, le sculpteur Solon Borglum, les poètes William Carlos Williams, LeRoi Jones et Frank O’Hara : on ne compte pas les artistes de renom qui y ont laissé une oeuvre ou le souvenir marquant d’une représentation. Fondé en 1966 par le poète Paul Blackburn, le Poetry Project a même fait de Saint Mark’s le foyer privilégié de ses nombreuses manifestations littéraires. En pénétrant sur scène ce soir-là, Patti Smith sait donc qu’elle joue gros. Elle s’est récemment convertie à la musique après avoir tâté de la peinture et de la poésie. La voici qui doit faire face à un public majoritairement composé d’artistes avant-gardistes et de rockers underground. Un public impressionnant, des plus difficiles pour cette jeune inconnue.
Alors, se hissant à la force de ses bras maigrelets par-dessus le violent boucan édifié par le guitariste Lenny Kaye, elle lève le menton, écarquille les yeux et entonne ses poèmes, ses chansons et ses adresses au public. Les langues, châtiées ou argotiques, s’y accouplent sans fausse pudeur, les héros et les vilains s’y bousculent, Jesse James et James Dean, Vladimir Maïakovski et les putains de Mexico, Jackson Pollock et Mack the Knife. Et Patti se déchaîne, ne songe plus à entraver le flot des mots qui sort de sa bouche en une poésie païenne, âpre et limpide, minérale et torrentielle. En cet instant de crucifixion électrique, elle vient de décider de ne jamais choisir entre poésie et musique. A la fin de la représentation, parmi le concert d’applaudissements, on distingue ceux d’un barbu à l’air farfelu. Cet homme tout souriant, c’est Allen Ginsberg, le célèbre poète-prophète de la beat generation, qui vient de reconnaître en la jeune femme l’une de ses héritières.
Punk mais intello
A trop coller au front de Patti Smith l’étiquette de marraine du mouvement punk, on oublie parfois tout ce que son art doit aux auteurs beat Kerouac, Ginsberg et Burroughs qui, dans les années 50, révolutionnèrent la littérature américaine. Alors que la plupart des punks afficheront avec morgue leur inculture (de fait, on imagine mal Sid Vicious lisant du Verlaine) et se feront une gloire de ne rien devoir à personne, à l’exception des Stooges et des New York Dolls, Patti, avec son allure mi-prolo, mi-Navajo héritée de ses années de bohème new-yorkaise et sa ferme croyance en l’art comme sorcellerie liant les hommes à la nature et au divin, apparaît d’abord comme une femme à la culture foisonnante, une voix bruissant des influences les plus diverses, depuis les Rolling Stones (dont elle a affirmé qu’ils lui avaient offert son premier orgasme), jusqu’à Walt Whitman en passant par les Who (dont elle revisitera My Generation sur un mode pour le coup furieusement punk), Jean Genet, Arthur Rimbaud et Bertolt Brecht. Ces noms qui traversent sans cesse sa poésie, qui la travaillent, la sous-tendent et la guident, ne sont pas de simples références, mais plutôt des entités magiques, des esprits dont Patti sait qu’on ne peut les convoquer sans risques. Mais sa lecture attentive et passionnée des beats lui a appris les savants rituels et les combinaisons secrètes nécessaires pour transformer un réseau d’images saturé de références en une poésie pleinement personnelle.
En cet instant de crucifixion électrique, elle vient de décider de ne jamais choisir entre poésie et musique.
Avant elle, les beats avaient lu le poète aux “poches crevées”, suivi à la lettre sa théorie du dérèglement sensoriel et passé leurs propres visions au filtre de ses Illuminations. Ainsi, le long poème d’apocalypse de Ginsberg, Howl, est le choc de deux modernités, l’Amérique en bateau ivre. Tout au long de sa carrière, en adepte plutôt qu’en étudiante, Patti va s’abreuver directement à cette source. Contrairement à ses autres idoles dont les noms obsèdent ses interviews, elle se réclamera d’ailleurs assez peu des beats, sans doute pour avoir été suffisamment reconnue par eux. Adoubée par Allen Ginsberg puis par William S. Burroughs, avec qui elle tissera des liens amicaux, elle semble s’être toujours trouvée bien à son aise en compagnie de ces drôles d’oncles aux visages burinés par les voyages, l’alcool et la drogue, aux agissements vaguement mystiques, toujours un peu douteux, voire criminels, et aux écrits remplis d’expériences glauques et d’extases pédérastes.
Kaléidoscope artistique
Sans imiter leurs moeurs, Patti adhère pleinement à leurs préceptes libertaires dans les domaines de l’imagination et de la création. Comme eux, elle refuse de hiérarchiser les arts, mettant sur un même plan rock stars et auteurs classiques, culture populaire et culture savante. Comme eux encore, elle professe l’ouverture au multiple et rêve d’une symbiose artistique où l’immense symphonie des êtres et des choses pourrait infiniment se miroiter.
En effet, dès les années 50, les beats ont cherché à lier leurs mots à la musique. Kerouac, qui se définissait comme un poète jazz, a écrit de nombreux blues. Ginsberg lisait souvent ses poèmes avec un accompagnement musical et, proche de Dylan, il a enregistré plusieurs chansons avec lui (elles seront publiées en 1983 sous la forme d’un double album intitulé First Blues). Quant à Burroughs, à la fin du Festin nu, il définit son livre fou comme un “kaléidoscope de panoramas divers, pot-pourri d’ariettes et de bruits de la rue (…), hurlements des mandragores, soupir de l’orgasme” et “flûtes du ramadan”. C’est dire si l’écriture des beats est déjà non seulement affaire de rythmes (“beats”) mais aussi de sons, de tous les sons de la nature et de la ville, des objets et des corps, des mécaniques et des sexes.
La poésie comme art oral
Adoptant cette conception, Patti pense la poésie comme un événement que seule la confrontation d’un texte, d’une voix et d’un auditoire rendra possible, un art oral donc, mais aussi un art violent, spontané, qui n’a aucun compte à rendre à la bienséance ni à la norme, et un art politique dont le but est de faire jaillir une illumination, un sens éclatant de vérité qui dévidera soudain le réseau mensonger, intoxiqué par le dogme et l’idéologie, qui fait le langage ordinaire.
La jeune femme se sent investie d’une mission : insuffler un peu de l’esprit des sixties aux décadentes seventies. Comme elle le dira à Burroughs, elle vient au rock à un instant où il dépérit et a bien conscience de la nécessité “que quelques-uns parmi les plus forts d’entre nous initient une nouvelle énergie”. Smith veut fouetter les sangs au rock en lui injectant directement au coeur l’antidote poétique dont il a bien besoin, mollement avachi qu’il est dans ses parodies glam et ses outrances de came, de luxe et d’autosatisfaction. Gonflée de sève, orgiaque, frénétique, sa langue est un tambour ancestral, un pouls sismique, une épilepsie à coeur ouvert, et aucun cadre, même aussi contraignant et éculé que celui d’une chanson rock, ne pourra empêcher ses débordements.
Elle en donne la preuve dès son premier single, une nouvelle – le terme est faible – version de Hey Joe, ce standard de Billy Roberts que Jimi Hendrix avait rendu à jamais indissociable de son nom. Contournant crânement l’inévitable introduction à la guitare – ici tenue par Tom Verlaine –, Patti débute son interprétation en scandant un poème dans lequel les sonorités s’entrechoquent et les répétitions se chevauchent, et où la politique et la sexualité se mêlent en un jeu de dédoublements avec l’énigmatique Patty Hearst, cette riche héritière enlevée par un groupuscule de gangsters gauchistes, dont elle embrassera brusquement les idées avant de se rétracter.
Smith veut fouetter les sangs au rock en lui injectant directement au coeur l’antidote poétique dont il a bien besoin, mollement avachi qu’il est dans ses parodies glam et ses outrances de came, de luxe et d’autosatisfaction.
Le sens des paroles originales de Hey Joe s’en trouve complètement modifié, d’autant que Patti revient à la charge dans un long crescendo final où ne domine plus que la plénitude de vivre dans une explosion de sensualité et de violence directement inspirée par Ginsberg et Burroughs. Ce manifeste féroce montre bien aujourd’hui combien la rockeuse en herbe ne pouvait rien avoir à partager avec l’Angleterre no future sapée par Malcolm McLaren. Sa modernité, elle l’a trouvée dans l’Amérique des beats, des Dylan, des Velvet Underground et des Jim Morrison, celle qui rêve de chevauchées indiennes, de régénérations sauvages, de villes mythiques et d’ensemencements primitifs. D’ailleurs, histoire de bien enfoncer le clou, Patti n’oubliera pas, dès l’ouverture de son premier album Horses, de faire subir le même traitement à Gloria qu’à Hey Joe. Le vieux standard de Them y sera introduit par son propre poème Oath et cravaché jusqu’à la mort par épuisement.
Ici et là, au fil des disques, d’autres chansons avoueront cette évidente influence des beats, ainsi Rock N Roll Nigger, avec son avalanche de “nigger” employés à la façon iconoclaste de l’humoriste beatnik Lenny Bruce, ou Spell, un hommage à Ginsberg, qui venait de disparaître, sous forme d’une superbe récitation de sa grande ode à la sainteté universelle, Footnote to Howl. Et ainsi, Patti ne cessera jamais de revenir aux poètes beat, soit pour les fréquenter, soit pour lire leurs oeuvres en public, soit encore pour soutenir leurs initiatives militantes.
Tandis que ses idoles rock mouraient ou devenaient, comme Keith Richards, d’épouvantables clowns, elle-même est devenue une femme mûre ne pouvant guère jouer aux fans éperdues sans tomber dans le grotesque. Elle est donc restée poétesse et a continué d’invoquer les beats à travers leurs textes, de croire que la poésie ne gagne rien à être élitiste, qu’elle est une émanation directe de la force vive du peuple, un art de la rue, de la route et de la poussière, un grand fracas de guerres, de naissances et de fêtes barbares. Depuis 2007, elle se produit avec Philip Glass dans Footnote to Howl, un spectacle en hommage à Ginsberg. Avec sa diction nette et puissante, Patti y lit des oeuvres de son ami disparu et ses propres poèmes, pour les unir à jamais en un même battement oscillographique, un même rythme, un même beat.