« L’Immortelle », « la Quatrième Pyramide » ou tout simplement « la Dame » : autant de surnoms témoignant de l’ampleur de la légende entourant la chanteuse d’une civilisation entière. Et comme toute légende, elle conserve sa part de mystère, tant sur sa sexualité, ses opinions politiques que sa personnalité.
On l’appelait l’Étoile de l’Orient. Sans doute parce qu’inaccessible au commun des mortels, elle brillait pourtant dans le ciel de chacun. Elle était aussi La Dame, marque déposée de la féminité, d’une essence dont s’enivraient pachas et charbonniers avec un respect quasi mystique. En y accolant un pronom possessif, elle devient Notre Dame, et déjà cathédrale. Ce qui mène naturellement au dernier de ses surnoms, le plus imposant de tous : La 4ème Pyramide. Quoi de plus éternel ?
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Édifice sacré et perfection artistique, Oum Kalsoum, pareille en cela à ses « sœurs » de Gizeh, n’a pas révélé tous ses secrets, ceux qui voilent une vie passée entre ombre et lumière, ceux qui entourent une voix à l’envoûtement intact. Il n’est pas faux de parler d’un culte à son propos. Pour en sonder la ferveur, il suffit de marcher dans n’importe quelle rue du Caire, de Damas, de Tunis, où lui est renouvelée une fidélité indéfectible à travers la multiplication des cafés portant son nom ou la vente de ses enregistrements.
En Égypte, on continue de naître, grandir et mourir accompagné par son chant et « au dessus d’elle, il n’ y a que le Coran », comme disait son seul ami journaliste, Mustapha Amin, qui scénarisera son 6ème et dernier film, Fatima.
« Son pays natal c’est le Coran », affirme quant à lui Selim Nassib dans la biographie romancée* qu’il lui a consacrée. Il est vrai que les grandes voix de ce monde prennent souvent sources dans les hauteurs divines et parmi elles Aretha Franklin, fille d’un pasteur (défroqué) et Nusrat Fateh Ali Khan, chantre soufi, ont des trajectoires comparables à la sienne. « Sa foi n’est pas un refuge mais sa raison de vivre », précise Ysabel Saïah-Baudis dans une autre biographie**.
Un cercle d’amoureux
Sauf que la religion n’explique rien d’elle si l’on omet d’y glisser l’ambiguïté absolue de son art qui troubla les sens de millions d’anonymes au point de les réunir en un « cercle d’amoureux ». Ainsi lorsque le narrateur du roman de Nassib la découvre pour la première fois sur la scène du petit théâtre La Pelote Basque au Caire, il est à la fois subjugué et mal à l’aise. « Au milieu des notes, un léger enrouement introduisait un parfum de sensualité, quelque chose de dévoilé. » Ce qui n’est quand même pas rien au pays du voile dans les années 1920. « Sa voix m’emplissait avec un naturel indécent, inconscient de lui-même… »
Quant aux paroles de ses chansons, elles deviennent “transparentes” à mesure que sa voix en dénude le sens caché. “C’était fascinant et un peu monstrueux.” Cette expérience de la révélation des émotions les plus réprimées, des élans les plus refoulés par la seule magie d’une voix, va toucher un public chaque jour plus large, pour se reproduire à l’infini dans d’autres lieux, d’autres villes et pays, devenir tous les 1er jeudis du mois un rituel immuable à la radio, un happening multimédia grâce au cinéma et une pratique intime avec le disque.
Cette omniscience et cette omnipotence, phénomène inégalé dans toute l’histoire de la chanson populaire, vont s’exercer pendant 50 ans, presque sans partage, pour venir jusqu’à nous narguer une époque aux idoles éphémères, à l’idolâtrie volage. « Elle est notre pain quotidien » résume un technicien de la radio du Caire. Suprême ambiguïté, Oum Kalsoum est une libératrice dont personne ne peut se libérer. Le vrai héros du roman de Selim Nassib n’est d’ailleurs ni la chanteuse ni le narrateur, le poète Ahmed Rami qui lui a écrit 137 chansons, toutes brûlantes d’un amour sans espoir, mais l’obsession même dont ce dernier ne peut se défaire et qui enferme des millions d’adorateurs comme lui dans la même dépendance. La Dame, après tout, est l’autre nom d’une drogue dure.
L’enfance dans un village du Delta du Nil
Elle est née fallaha au début du XXe siècle***, paysanne pauvre, aidant au plus jeune âge sa mère à ramasser le coton dans les champs de Tmaë el Zahayira, modeste village du Delta du Nil. Cette mère, Fatima Maligui, était la descendante d’un marabout dont l’arbre généalogique remonte à l’imam Hassan, petit-fils du Prophète. Dans le sang de la petite Oum Kalsoum, nom de la troisième des filles du Prophète, coule encore le sang d’Ibrahim el Beltagui, son père, munshid (hymnode) qui lui enseigne la cantillation coranique. Après un bref passage par l’école, elle l’accompagne avec son frère Khaled au sein de la petite troupe de cheikhs animant les cérémonies de mariage et de circoncision dans les campagnes environnantes. Pour ne pas déroger à la bienséance, on habille la petite Thuma (son premier surnom) en bédouin, tenue qu’elle va conserver au-delà de sa majorité. Car c’est dans la réprobation de son sexe qu’elle grandit, cible d’une condamnation millénaire qui la réduit, elle et ses sœurs d’Islam, à demeurer plus objet que sujet.
À 16 ans, sa réputation est pourtant faite. Et dans tout le Delta, dont elle est désormais le « Rossignol », on la réclame et on y met le prix. Des gâteaux offerts après une soirée, on passe aux piastres que son père veille scrupuleusement à récolter dans une sébile. Etre capable si jeune de convertir un don en or sera déterminant dans la suite de sa carrière, car propre à assouplir la position d’Ibrahim pour qui toute musique qui ne glorifie pas Dieu glorifie le Diable.
Or la voix de la petite Thuma n’ouvre pas seulement les portes, elle force le destin. C’est lors d’une soirée privée que le chanteur Cheikh Abou el Ala Mohammed et le joueur de oud Zakaria Ahmed l’invitent au Caire où elle se produit dans l’hôtel particulier d’un riche commerçant. Mais ce n’est que 3 ans plus tard, en septembre 1923, qu’elle s’installe finalement, et définitivement, dans la capitale, sous la protection de Zakaria Ahmed et d’un imprésario, Sadik Ahmed. Coïncidence, et symbole d’un changement de génération, elle débarque au Caire le jour de la mort de Sayyid Darwîch, l’un des fondateurs de la chanson populaire égyptienne moderne, moteur d’une habile transition entre l’époque de la musique savante khédivale et une forme plus autonome, en prise avec les préoccupations de son temps et qui annonce l’âge d’or de la variété dont Oum Kalsoum sera le joyau.
Les années 1920, période de bouleversements
Ce début des années 1920 est particulièrement propice aux bouleversements tant politiques qu’artistiques. La fin de la 1ère guerre mondiale vient à peine de clore l’ère de l’hégémonie ottomane qui a conduit à l’instauration d’un régime monarchique sous contrôle britannique. Cette période sera marquée par l’entrée en scène d’un ancien juge, Saad Zagloul, créateur du parti Wafd au sein duquel va s’élaborer le projet nationaliste égyptien. À son arrivée au Caire, Oum Kalsoum se trouve donc à l’intersection de ses deux lignes de transformation, politique et musicale. Elle épousera l’une et l’autre pour devenir par la suite l’un des symboles majeurs de l’Égypte moderne. Un symbole jugé souvent ambigu. N’a t’elle pas fréquenté certaines personnalités du palais et chanté pour le couronnement du Roi Farouk avant de devenir l’égérie du socialisme nassérien après la révolution de 1952 ? C’est le colonel, et pas encore Rais, Gamal Abdel Nasser qui lui évitera l’humiliation d’une interdiction d’antenne au lendemain du renversement de l’ancien régime. Lorsque justifiant cette décision, ainsi que son éviction du syndicat des musiciens dont elle est la présidente, on lui rappelle qu’Oum Kalsoum a chanté pour Farouk, Nasser a ces mots fabuleux : « Et alors ? Le soleil ne se levait-il pas aussi du temps du Roi ? »
Conservatrice ? Progressiste ? Opportuniste ? Égyptienne avant tout. Après la défaire de l’Égypte en 1967 face à Israël, elle se produit dans les capitales arabes, et à Paris, seul concert occidental de sa carrière, pour renflouer les caisses de l’état. Sans cesse, elle avance sur le fil du rasoir, entre prudence et franche innovation, dans une sphère réservée jusqu’alors aux buveurs et aux libertins, dans un pays qui hésite déjà entre occidentalisation et sanctuarisation.
Mais tout grand art populaire pourrait-il s’épanouir sans cette mécanique intuitive du respect et de la transgression ? Ne l’oublions pas : “Elle fut une femme symbole de son siècle, passant de la ruralité aux salons francophones sans renier ses origines ni sa culture traditionnelle”, souligne Frédéric Lagrange ***, spécialiste de la Renaissance khédivale, la Nahda. Son éducation fut un modèle de façonnage, du « sur mesure », qui de la petite paysanne sans instruction fit une diva aussi à l’aise avec les grands classiques de la poésie qu’avec la langue dialectale. « Elle parlait aux Princes comme aux gens de la rue » confirme le Nobel de Littérature Naguib Mahfouz dans un film réalisé vingt ans après la mort de la Dame par Simone Bitton. “Et aujourd’hui grâce à elle les paysans analphabètes récitent des vers raffinés, les nationalistes glorifient la langue, les mystiques entrent en transe et les femmes cloîtrés rêvent d’amour galant.” Quelle meilleure définition de l’omniscience ?
“Elle fut une femme symbole de son siècle, passant de la ruralité aux salons francophones sans renier ses origines ni sa culture traditionnelle”, Frédéric Lagrange
Sa gloire passe par sa rencontre dans les années 1920 avec quelques grands musiciens comme Mohammed Kasabgi et par son initiation à la grande culture portée par les poètes établis comme Ahmed Shawqi et les jeunes auteurs d’avant-garde, tel Ahmed Rami, qui traduit pour elle des vers d’Omar Khayyam où s’exaltent l’ivresse et les plaisirs… “Et il n’est pas plus grand gâchis/ Que ce jour passé sans amour, ni désir.” Venant d’une voix formée à la récitation coranique voilà qui ne manquait pas d’audace sacrilège. Or c’est précisément là où s’opère la fascinante alchimie des contraires qui la caractérise, où se fondent sensualité et sacré, où son génie libéré la propulse dans les improvisations les plus improbables. “Là où une chanson durait généralement 15 à 20 minutes, avec Oum Kalsoum, qui improvisait entre chaque couplet, ça pouvait durer une heure ou plus. C’était la seule à pouvoir faire ça.” (Mohammed Al Wawgi, compositeur). La seule à faire durer le tarab, jouissance esthétique et stade suprême du ressentir musical, au-delà du raisonnable. Selon Naguib Mahfouz : “Personne mieux qu’elle ne personnifie le tarab”. Certains extraits filmés de ses concerts nous la montre ainsi, grande prêtresse dont la voix aux modulations infinies joue avec les émotions de son public. Soumis à l’intensité de ce chant qui sublime les blessures de l’amour, certains dévots se précipitent alors sur scène pour lui baiser les pieds.
Oum Kalsoum rock star ? « Cette promotion sociale fulgurante, elle ne l’a pas obtenue par sa seule voix mais par sa force de caractère et son orgueil » ajoute Mahfouz qui n’ignorait rien du tempérament difficile de la Dame. « C’était une forteresse, elle ne répondait jamais au téléphone, répugnait à accorder des interviews, avait très peu d’amis. On ne savait pas grand chose sur elle. Sa maison était entourée de hauts murs et il était difficile de percer son intimité.»
Elle avait, dit on, la colère prompte et le mépris facile. Dure en affaire, on la prétendait extrêmement pingre avec ses musiciens. Elle savait pourtant se montrer généreuse en certaines occasions, participant à la reconstruction de Port Saïd après la guerre, faisant construire écoles et mosquée dans son village de Tmaë el Zahayira. Ambiguë par essence.
“La création s’est dressée pour voir comment seule j’ai bâti ma gloire/ Les Mains qui jadis élevèrent les pyramides me dispensent désormais de répondre aux défis.”
Femme d’une grande pudeur, refusant les frivolités auxquelles son rang de diva l’autorise, elle ne cesse de travailler son image. Au point de réapparaître aujourd’hui sous la forme d’icône pop art. Toujours de mise fort stricte, coiffée de son légendaire chignon et portant des lunettes noires, sa garde-robe rivalisait malgré tout avec celles de certaines reines. Son austérité l’éloignant du luxe ostentatoire, elle ne portait aucun bijou…à l’exception notable de diamants, seules pierres dignes de la pureté de son timbre. Il est jusqu’à sa sexualité qui aujourd’hui profite à sa légende. Car si l’on a longtemps spéculé sur l’existence d’une chambre secrète dissimulée au cœur de la grande pyramide, ce sont plutôt des secrets d’alcôve qu’abrite encore l’histoire d’Oum Kalsoum. Sélim Nassib, qui la décrit comme une « divinité hermaphrodite », nous la révèle ainsi dans son roman, surprise au beau milieu d’ébats saphiques en compagnie d’ amies, spectacle qui a le don d’augmenter le trouble et le désir du narrateur. Si elle n’a jamais eu d’enfant, elle s’est mariée à deux reprises, sans que ces unions puissent dissiper les rumeurs. Et en 1931, Rami et Kasagbi auront beau lui écrire une chanson intitulée : « Hommes ! Qu’ai-je d’indécis ? » rien n’y fera.
En 1975 , ses obsèques seront aussi son plus grand concert, réunissant plusieurs millions d’Égyptiens, donnant lieu à des scènes de détresse collective, chacun vivant sa perte comme un drame intime. Des hauts parleurs disséminés dans les avenues du Caire, d’Alexandrie et de toutes les grandes villes diffusèrent certaines chansons de cette femme talisman qui avait « accédé au pouvoir de faire vivre le pays dans le climat de sa voix » (Nassib).
L’une d’elles en résumait toute la grandeur : “La création s’est dressée pour voir comment seule j’ai bâti ma gloire/ Les Mains qui jadis élevèrent les pyramides me dispensent désormais de répondre aux défis.”
*Oum (Balland)
**Oum Kalsoum L’Etoile de L’Orient (Editions du Rocher)
***Il existe deux dates pour sa naissance.L’officielle est le 4 Mai 1904 ; l’officieuse le 18 Décembre 1898.
****Musiques d’Egypte Acte Sud- Cité de la Musique.
Crédits photo : © Albert Antoune et © Farouk Ibrahim
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