Avocat au barreau de Paris, Raphaël Kempf défend depuis plusieurs années des manifestants et activistes victimes de la répression d’État. Dans Ennemis d’Etat (éd. La Fabrique), il montre comment les lois scélérates de 1893-1894 ont servi de matrice aux dérives sécuritaires actuelles. Entretien.
Des assignations à résidence de militants écologistes lors de la COP21 aux arrestations préventives de manifestants Gilets jaunes, en passant par la loi dite “anti-casseurs”, le pouvoir de l’Etat pour réprimer ses adversaires politiques n’a cessé de croître depuis la proclamation de l’état d’urgence, avec son cortège de dérives.
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L’avocat Raphaël Kempf rappelle, dans Ennemis d’Etat, qu’une telle offensive républicaine a une histoire. Entre 1893 et 1894, des lois dites “scélérates” sont votées, prétendument pour lutter contre une vague d’attentats anarchistes. Comme certaines lois d’exception actuelles, elles répriment des intentions ou des opinions, plutôt que des actes.
En exhumant des articles d’époque, de Léon Blum (alors jeune juriste), Émile Pouget, et Francis de Pressensé, cet essai montre “à quoi peut ressembler un front commun anti-autoritaire, associant littérateurs, militants du mouvement ouvrier, journalistes et juristes”. L’auteur y plaide pour “une décroissance pénale et sécuritaire”. Il s’en explique.
Pourquoi consacrer un livre aux lois scélérates aujourd’hui ?
Raphaël Kempf – Avant d’avoir envie d’écrire sur les lois scélérates, je voulais republier et de rendre visibles les trois articles écrits à l’époque par Léon Blum, Francis de Pressensé et Emile Pouget dans La Revue blanche. Il y a quelques années, j’ai défendu à Toulouse une personne poursuivie pour une infraction liée à l’usage de la liberté d’expression. En l’occurrence, c’était l’infraction de provocation à la commission de crimes ou de délits dans un contexte politique. En préparant ce procès, je suis tombé sur ces articles, notamment celui de Léon Blum, qui traitent d’une infraction assez proche, celle de l’apologie.
Depuis, je les relis assez régulièrement. On y trouve un grand nombre de techniques argumentatives, de méthodes critiques, voire d’arguments de plaidoirie. Il y a une puissance pamphlétaire dans ces textes qui permet encore aujourd’hui de critiquer l’application de telle ou telle infraction. Ce sont de grands textes de critique politique et juridique. De ce point de vue, il m’apparaissait fondamental qu’ils puissent être relus aujourd’hui, surtout dans le contexte actuel, car il y a un rebond entre les années 1890 et aujourd’hui.
Qu’entendez-vous par “rebond” ?
Les techniques juridiques mises en œuvre par les lois scélérates réémergent aujourd’hui à la faveur de la funeste période de l’état d’urgence (des années 2015 à 2017). A l’époque, Léon Blum écrivait : “La loi française pose en principe que le fait coupable ne peut être puni que lorsqu’il s’est manifesté par un acte précis d’exécution.”
Il fait référence à un principe du droit pénal construit au moment de la Révolution française, selon lequel on ne peut punir qu’un acte réel, et pas une pure intention, ou une pure idée. Dans les années 1890, les lois scélérates permettent au contraire de viser l’opinion dans le but de punir des adversaires politiques.
Au moment de l’état d’urgence, des techniques juridiques similaires se sont développées, permettant à l’Etat de prendre des mesures de contrainte à l’encontre des citoyens, sur la base de ce qu’ils pourraient éventuellement faire, d’une dangerosité potentielle. Il y a un donc un rebond de pratiques légales pour encadrer, contraindre voire enfermer des personnes simplement en raison de ce qu’elles pourraient faire.
L’Etat s’intéresse ainsi aux lectures des individus, à leurs relations, à leurs centres d’intérêt. Des juristes réactionnaires et pétris de leur haine du mouvement anarchiste expliquaient déjà dans les années 1890 que, pour qu’ils appliquent les lois scélérates, ils devaient savoir ce que pensaient ces personnes. On ne vise plus un acte, mais une dangerosité censée se matérialiser par des paroles.
C’est ainsi que le délit d’apologie a été créé ?
En effet, l’apologie a été créée en décembre 1893 pour punir les personnes qui font l’éloge d’un crime ou d’un délit. Les juridictions ont considéré que crier “Vive Ravachol, vive l’anarchie” pouvait être sanctionné. Ce qui est puni, c’est donc une manifestation publique d’appartenance ou de sympathie pour l’anarchisme et ses théories politiques.
De même, ces juristes réactionnaires ont considéré que quelqu’un présentant sous un jour favorable un délinquant puni de vol, en expliquant qu’il y était contraint par la misère sociale, serait coupable du délit d’apologie. Cela rejoint le débat lancé par Manuel Valls sur la distinction entre explication et justification. Le rôle de la justice est de trouver une explication.
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Vous dites aussi que les lois scélérates d’hier et d’aujourd’hui ont en commun d’avoir été adoptées très rapidement, en réaction à des événements précis, et avec pour vocation de viser une catégorie particulière de personnes…
Oui, et j’ajoute qu’elles s’étendent potentiellement à tout le monde. L’événement qui a donné naissance aux lois scélérates de 1893-1894, c’est l’attentat d’Auguste Vaillant, un jeune anarchiste, qui a lancé une bombe artisanale dans la chambre des députés, le 9 décembre 1893. Le Petit journal en avait fait sa couverture avec un dessin très célèbre. Il y a eu plusieurs blessés légers. Vingt minutes après l’explosion, le président de la chambre a pourtant dit : “Messieurs, la séance continue.” Cette phrase a fait la légende de la démocratie républicaine française.
Ce sont des mots encore repris aujourd’hui comme la preuve que, face à l’adversité, face au terrorisme, la République et l’Etat de droit savent garder leur sang-froid. Un conseiller d’Etat, Christian Vigouroux, a écrit un livre [Du juste exercice de la force, 2017, ndlr] dans lequel il explique ça. Pour moi c’est une erreur grave de présenter les choses ainsi.
En réalité, le 11 décembre 1893, le gouvernement a demandé à la chambre des députés de voter en urgence, dans l’émotion, la première des trois lois dites scélérates, qui vise à modifier la loi sur la presse de 1881. Alors qu’on est face à un acte matériel, un attentat punissable par le droit pénal, la loi présentée vise la parole et l’écrit. Léon Blum explique qu’on n’a même pas donné le texte de loi aux députés…
“Il y a des lois qu’on peut qualifier de scélérates en raison de ce qu’elles font ou de la manière dont elles ont été adoptées”
Y a-t-il des lois scélérates aujourd’hui, et lesquelles ?
Oui, très clairement. Dire que les lois scélérates ont été abrogées est techniquement faux. Une seule l’a véritablement été. Le délit d’apologie existe toujours. L’association de malfaiteur, qui vient de la deuxième loi scélérate, existe toujours sous une forme remaniée. Il y a des lois qu’on peut qualifier de scélérates en raison de ce qu’elles font ou de la manière dont elles ont été adoptées.
La loi d’avril 2019 sur le maintien de l’ordre dans les manifestations, surnommée loi anti-casseurs, en fait partie. Elle est scélérate dans ses conditions d’adoption, car elle a été adoptée à la faveur du mouvement des Gilets jaunes, sous la pression des syndicats policiers. Le gouvernement l’a fait passer en force et en vitesse à l’Assemblée.
De plus, que fait cette loi concrètement ? Elle donne plus de pouvoir à la police, au procureur de la République, pour autoriser les fouilles des sacs et des voitures de personnes qui sont aux abords d’une manifestation. Cela peut paraître anecdotique, mais c’est une atteinte à la vie privée. Cette loi étend le champ de la justification possible de la fouille de sac, car elle permettrait “en théorie” de détecter les intentions violentes d’une personne qui se rend à une manifestation.
Il suffirait donc de trouver des lunettes de plongée dans un sac pour détenir quelqu’un ?
Pour cela, il faut avoir recours à une loi scélérate de 2010, l’article 222-14-2 du Code pénal, sur le délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations. Ce délit punit une intention, et pas des actes matériels. C’est une loi scélérate dans le sens où elle s’attache plus aux soupçons qu’aux actes que la personne a réellement commis.
Vous citez également la loi du 13 novembre 2014. De quoi s’agit-il ?
C’est une loi dite antiterroriste, qui transfère le délit d’apologie dans le Code pénal. Cela a pour effet de priver des garanties de la loi de 1881 les personnes poursuivies pour apologie du terrorisme. Autrement dit, elles peuvent être jugées en comparution immédiate et être envoyées en prison. Cette loi a été immédiatement appliquée à la demande de Christiane Taubira, qui selon moi a manqué du sang froid indispensable qu’elle aurait dû avoir.
C’était certes dans les conditions tragiques des attentats contre Charlie hebdo et l’Hypercasher, mais elle a demandé dans une circulaire aux procureurs de la République partout en France d’appliquer avec sévérité et au besoin par le moyen de la comparution immédiate ce délit, dont on sait qu’il ne vise pas le terroriste en tant que tel, mais des propos qui semblent apologétiques de l’acte terroriste. Si on pense que c’est ainsi qu’on va se protéger du terrorisme, je pense qu’on fait fausse route.
Ces lois sont pourtant justifiées et comprises par les citoyens comme des moyens de lutter contre les terroristes, et le cas échéant les “casseurs”. Concrètement ce n’est pas le cas ? Qui visent-elles alors ?
Elles deviennent potentiellement utilisées contre tout le monde. L’association de malfaiteur a été créée en 1893 et utilisée lors de la grande rafle du 1er janvier 1894 contre les anarchistes. Mais elle va rapidement être utilisée contre les communistes, contre les indépendantistes en Algérie, et en matière de droit commun. Aujourd’hui elle est utilisée partout, dans n’importe quel type de délit. L’association de malfaiteurs terroristes a été utilisée contre les habitant.e.s de Tarnac, dans l’affaire du même nom !
Si l’on compare les discours du Président du Conseil, Jean Casimir-Perier, en 1893, et celui de Bernard Cazeneuve en 2014, il y a des similitudes argumentatives. Tous deux disent qu’ils ne visent que les terroristes, et que punir la parole est un moyen de lutter contre eux. Ils prétendent aussi respecter l’Etat de droit, et ne pas fabriquer des lois d’exception. C’est une constante.
Or, au regard des multiples condamnations pour apologie du terrorisme qui ont eu lieu au lendemain des attentats de janvier 2015, on voit bien que les personnes poursuivies ont tenu ces propos dans des contextes particuliers : lors de confrontations avec la police, sous l’effet de l’alcoolisation, ou de fragilités psychologiques, etc. Prétendre qu’on lutte contre le terrorisme en envoyant ces personnes en prison est une grave erreur.
Vous défendez donc l’idée “d’un retrait ou d’une abrogation des lois qui donnent trop de pouvoir au gouvernement, à sa police et à ses procureurs, d’une décroissance pénale et sécuritaire, en somme”. Comment convaincre les citoyens que cela ne va pas rendre l’État vulnérable aux attaques terroristes, car c’est bien là l’argument ultime des défenseurs de ces lois ?
L’Etat, en emprisonnant trop, en sanctionnant trop, ne fait que nourrir de la colère et du ressentiment à son encontre. Eviter que des attentats terroristes soient commis ne passe pas par une plus grande répression. On l’a vu très clairement avec le mouvement des Gilets jaunes. Des personnes qui n’avaient pas d’histoire militante, qui ne nourrissaient aucun ressentiment à l’égard de l’Etat, ont été confrontées à sa violence – physique à travers les violences policières, ou judiciaire à travers la garde à vue ou la comparution immédiate, puis éventuellement la prison.
Cette répression a nourri – à mon sens à juste titre – une colère et une critique politique du système répressif. Quand je dis qu’il faut abroger l’article 222-14-2 du Code pénal, prévoyant le délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations, je ne dis pas qu’il ne faut pas punir les personnes convaincues d’avoir commis des violences et des dégradations. Mais l’Etat ne doit pas avoir le droit de priver de leur liberté des citoyens sur la base d’intentions qu’on leur prête. Quand je défends l’idée de décroissance pénale et sécuritaire, je ne défends évidemment pas l’idée d’une permissivité, mais les libertés de chacun et chacune d’entre nous.
“Au fil des cinq dernières années, l’Etat s’est réarmé et a utilisé le droit pénal pour faire du maintien de l’ordre”
Pourquoi parler d’“ennemis d’Etat” ? Parce que ces lois donnent à l’Etat la possibilité de punir ses “coupables idéaux” : des militants par exemple ?
La notion d’ennemi provient d’une théorie du droit pénal née en Allemagne, qui distinguait l’ennemi du citoyen. Dans cette théorie, le citoyen jouit de la plénitude des droits et des protections, et des garanties offertes par la loi, tandis que l’ennemi, dont les actes sont contraires à la morale et au droit, est mis en dehors de la société. À son égard, l’Etat peut utiliser des outils exceptionnels. Des dispositifs législatifs permettent ainsi de priver de liberté des personnes, après qu’elles ont purgé leur peine de prison, en raison de leur dangerosité supposée.
Ce droit contraint l’ennemi non pas en vertu de ce qu’il a fait, mais de ce qu’il pourrait faire. C’est le cas de la relégation par exemple. Avant même les années 1890, celle-ci a été créée pour permettre à la justice de bannir du territoire français métropolitain des petits délinquants récidivistes, qui étaient envoyés à Cayenne essentiellement. C’est une mesure de sûreté.
Cette logique est utilisée lorsqu’un samedi de manifestation des Gilets jaunes, l’Etat place en garde à vue des centaines de manifestants, et les relâche sans suite pour la plupart. Ou quand, durant l’État d’urgence, des milliers de familles de confession musulmane sont perquisitionnées en raison de leur radicalisation supposée. Ou encore quand l’Etat assigne à résidence des militants écologistes en raison de ce qu’ils pourraient éventuellement faire. L’Etat, à travers ces dispositifs, désigne des ennemis.
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Que retenez-vous de votre expérience d’avocat ces dernières années ?
Au fil des cinq dernières années, l’Etat s’est réarmé et a utilisé le droit pénal pour faire du maintien de l’ordre. La contestation sociale de notre époque est vivace. Malheureusement elle échoue, et c’est tragique. Face à cela, l’Etat a réagi avec sa police, ses procureurs, en enfermant, en emprisonnant. J’en retiens qu’on ne peut absolument pas répondre à la colère sociale par des dispositifs très précis, pris dans l’urgence. Car toute loi prise dans l’urgence pour traiter une situation spécifique finit toujours par s’appliquer bien au-delà des personnes qu’elle vise, et par menacer l’ensemble des citoyens.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Ennemis d’Etat. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, de Raphaël Kempf, éd. La Fabrique, 232 p., 13 €
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