A travers le portrait d’une ado harcelée sur les réseaux sociaux, Francesca Serra signe un premier roman pétri des grands récits antiques. Une réussite.
C’est une fête d’Halloween organisée par une lycéenne, Maud. En fin de soirée, elle parle à ses camarades d’une légende que lui racontait sa grand-mère, quand enfant elle allait lui rendre visite l’été, dans les Pouilles. Ce conte ancestral, horrible histoire de fille bannie et de fantôme, va colorer l’ensemble du premier roman de Francesca Serra, 37 ans (elle vient de remporter le prix littéraire Le Monde), et donner une ampleur inattendue à ce qui aurait pu n’être qu’un roman générationnel et sociétal, récit du drame vécu par Garance Sollogoub.
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Quand l’ado entre en seconde, « il a suffi qu’elle traverse la cour du lycée en jean, top blanc et tennis, pour provoquer de petits arrêts cardiaques dans la population masculine ». Car Garance est d’une beauté à tomber. Très vite, elle se trouve happée par un petit groupe de terminales et n’en revient pas d’être invitée par Maud et sa bande, dont Victor, le plus beau garçon du lycée, fait partie. On devine dès les premières pages que l’aventure a mal tourné. Et Francesca Serra nous donne peu à peu les clefs d’un livre noué comme un thriller.
L’intrigue est en quelque sorte la partie visible d’un texte où se dessine tout un arrière-plan mythologique, car Serra inscrit ses personnages dans un espace méditerranéen encombré de contes et de légendes, une petite ville coincée au bord de la mer, Ilarène, à la fois île et arène. Ile, car elle semble isolée du reste du pays. Arène, car on va assister ici à la mise au pilori d’une ado.
Des drames surgissent du passé
Le récit s’articule autour de motifs issus des grands mythes ou des tragédies grecques. Ainsi l’arrivée à Ilarène d’une prof de danse polonaise, Ana Sollogoub, et de sa fille Garance, parfaites étrangères parmi les familles aux noms à consonance corse ou italienne, qui tiennent le lieu depuis longtemps. L’ensemble du lycée prend part aux événements à la manière d’un chœur antique. La chronologie non linéaire adoptée par Serra participe à ce télescopage d’époques à l’intérieur du présent. Comme dans tout bon roman à suspense, elle permet de reconstituer un puzzle, de découvrir quel piège s’est refermé sur Garance.
Mais apparaissent aussi des éléments qui n’ont rien à voir avec les gamin·es eux·elles-mêmes. Des drames surgissent du passé de leurs parents, voire de leurs ancêtres. D’antiques rivalités entre familles refont surface, et comme dans une tragédie chacun·e appartient à une lignée qui détermine ses actes. Et comme dans les contes, un événement imprévu va venir tout perturber.
L’agence Elite organise un casting à Ilarène. Toutes les filles du lycée veulent devenir mannequin mais savent que Garance a des chances d’être choisie, alors qu’elle n’est pas du coin. Il est impensable qu’un élément extérieur ait la prétention de déterminer perdants et gagnants dans une communauté qui a l’habitude de tout gérer elle-même…
Un univers méditerranéen ancestral
Francesca Serra, née en 1983 en Corse, est une spécialiste de la littérature italienne contemporaine, et c’est sans doute de ce côté-là qu’il faut chercher ses éventuelles influences. On pense notamment au travail de Niccolò Ammaniti, auteur de Je n’ai pas peur (Grasset), ou au premier roman de Silvia Avallone, Acier (Liana Levi). Tous·tes deux intègrent ainsi les codes de la littérature de genre dans un univers méditerranéen ancestral, ancrent leurs romans dans un espace géographique précis sans être pour autant régionalistes et savent hisser une petite ville provinciale au rang de lieu mythologique.
Enfin, le roman propose un portrait aigu de l’adolescence d’aujourd’hui. Ici les thématiques classiques du récit d’apprentissage – tomber amoureux·se, découvrir son corps, éprouver les notions de loyauté et de trahison – se retrouvent transformées par la constante mise en scénario du quotidien que supposent les réseaux sociaux. Les mécanismes de manipulation et d’emprise sont très finement analysés.
Serra montre aussi que l’apparente unité créée autour de l’orthographe singulière des sms, intégrés par salves dans le récit, n’empêchent pas les affrontements de classes sociales, qui ouvrent des gouffres à l’intérieur d’un lycée. Mais, là encore, l’autrice transforme la situation en récit mythique autour des « gosses qui utilisent internet comme un espace de ralliement » : « Comme s’ils préparaient une guerre, ils se réunissent tous les jours au même endroit qui n’existe pas géographiquement, par conséquent inattaquable (…). Ils sont déjà une armée. »
Elle a menti pour les ailes (Anne Carrière), 480 p., 21 €
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