Après un début de festival plutôt morose, Toronto a trouvé deux grands films avec The Laundormat de Steven Soderbergh et Uncut Gems des frères Safdie, deux œuvres sur la façon dont le capitalisme et ses flux influencent nos vies.
C’est un festival de Toronto quelque peu morose, en termes de programmation, qui se tient cette année sur les rives du lac Ontario, un festival toujours aussi riche en quantité (342 films), mais où peu de titres emportent l’adhésion générale, et la nôtre en particulier, du moins lors de sa première mi-temps. Car il aura suffi de deux films, projetés lundi soir, pour réveiller la belle endormie : The Laundromat de Steven Soderbergh, et surtout Uncut Gems des frères Safdie. Deux films — auxquels il faudrait ajouter The Marriage Story de Noah Baumbach, chroniqué par notre collègue Jean-Baptiste Morain à Venise, et Dolemite is my name, vu plus tôt ici, sympathique biopic d’un artisan de la blaxplotation, signant le come-back (enfin !) réussi d’Eddie Murphy — qui ont la particularité d’être produits et distribués par Netflix, et qui confirment l’offensive de la plateforme de streaming dans la catégorie très disputée du « prestige movie » à Oscar, ou du moins du film d’auteur pour adultes.
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Netflix fait encore jaser
Si nous ne sommes pas les derniers à avoir critiqué la firme au grand N rouge pour son manque de vista cinématographique, accordons-lui la réussite de nous avoir sorti de notre léthargie torontoise. A noter qu’ici comme à Cannes, le débat fait rage pour savoir s’il convient d’ouvrir ses portes aux plateformes, et que le Scotiabank Movie Theater (équivalent local d’UGC ou Pathé), où sont normalement projetés les films à la presse et à l’industrie, a refusé cette année de montrer tout ce qui s’avançait bardé d’un logo Netflix ou Amazon. Partout donc, la guerre du streaming fait rage. En ce qui nous concerne, c’est sans a priori que nous avons abordé ces films ; sans a priori mais avec un avantage décisif : les découvrir en salle, avec un public chauffé à blanc, change tout. L’électricité qui parcourait lundi soir le Princess of Whale Theater (une des grandes salles réservées aux avant-premières publiques) était contagieuse, et preuve que l’expérience collective du cinéma demeure irremplaçable — mais hélas de plus en plus réservée à quelques happy fews urbains et autres festivaliers globe-trotters…
Adaptation d’un livre sur les Panama Papers
Steven Soderbergh, tout d’abord, signe avec The Laundromat un grand petit film, tonique et tendu, sérieux et décontracté, drôle et glaçant — comme à son habitude donc. Il met cette fois son flegme légendaire au service d’un scénario de Scott Z. Burns (qui avait déjà écrit pour lui Contagion, Effets secondaires ou encore l’excellent The Informant), adapté d’un livre sur les Panama Papers (Secrecy World, de Jake Bernstein), détaillant les arcanes de ce scandale politico-financier déclenché par la fuite dans la presse, en 2016, du fichier client d’un gros cabinet d’avocats véreux (Mossack-Fonséca). Ces documents jetaient une lumière crue sur des pratiques, d’autant plus scandaleuses qu’elles étaient — et demeurent pour l’essentiel — légales, de milliers de nantis utilisant des sociétés écrans hébergées dans des paradis fiscaux (notamment le Panama) pour pratiquer l’évasion fiscale.
The Laundromat se présente comme un film d’intervention politique (genre casse-gueule s’il en est), mais surtout comme une fable, où ce sont les diables Mossack et Fonséca eux-mêmes (respectivement Gary Oldman et Antonio Banderas, très drôles) qui nous dévoilent leurs sombres secrets en s’adressant à la caméra d’un air goguenard, nous trimballant d’un pays à l’autre (des Etats-Unis à l’île de Nevis, de Panama à la Chine) pour nous permettre d’appréhender la complexité inouïe de leurs petits arrangements avec la morale et le Fisc.
Instrumentalisation politique
Porté par Meryl Streep, dans le rôle d’une grand-mère opiniâtre cherchant à se faire indemniser par une compagnie d’assurances sans existence réelle, The Laundromat (le Lavomatic en français) est tout à la fois le film le plus badin que l’on puisse concevoir, et l’un des plus pessimistes de son auteur. Contrairement à la plupart de ses films, il semble en effet n’y avoir ici pas d’issue pour les individus en prise avec le système. C’est d’ailleurs ce qu’annonce d’emblée un panneau aux accents bibliques : « les humbles sont baisés« . Pas d’issue, si ce n’est peut-être l’ébruitement des secrets, le whistleblowing auquel ce film est dédié, première entaille sur l’armure d’opacité et d’impunité dont se prémunissent les puissants. Hélas, dans un final finaud et grandiloquent, qui vient quelque peu gâter la fête, Soderbergh en appelle solennellement aux électeurs américains pour changer la donne. Ce n’est pas sans pertinence (c’est en effet là que ça peut se jouer), mais mettre ainsi son art au service d’un tel message paraît naïf de sa part, et nous rappelle les sombres heures de Fahrenheit 9/11, qui n’avait pas empêché la réélection de Bush.
Les maîtres du DIY passent au blockbuster
Il est aussi question de capitalisme et d’exploitation dans Uncut Gems des frères Safdie, mais d’une manière qui n’appartient qu’à eux : c’est par la dépense, de ses agents, de ses produits, de ses mots, de ses fluides, jusqu’à l’absurde, que se révèlent ici les rouages de la Machine. Il y avait un risque à voir ces maîtres du Do It Yourself écrasés par le poids des dollars, dans ce qui s’apparente pour eux à un blockbuster, bien plus encore que Good Time. Heureusement, Josh et Benny Safdie ont réussi à rester eux-mêmes, creusant de nouvelles voies, plus chics et plus sécurisés dans leur cinéma — toujours à New-York mais cette fois-ci aidés d’un trépied et du grand Darius Khondji à la photographie — sans rien lâcher de leur radicalité et de leur jusqu’au-boutisme.
Adam Sandler, ce génie tragique
Dès sa première scène, tournée à grands frais dans une mine africaine, où l’on extrait le diamant brut du titre, la dépense apparait donc comme le principe moteur de leur cinquième long-métrage. La pierre et le sang sont indéfectiblement liés, nous montrent-ils, avant que leur caméra ne s’engouffre dans la structure atomique de la gemme d’exception, bientôt fondue aux cellules de la gorge malade du diamantaire new-yorkais qui va la recevoir, et tenter, 2h15 durant, de la revendre. Adam Sandler prête à ce personnage hirsute sa carcasse cuirassée et ses cordes vocales suraiguës, avec un génie tragique que seuls les bons cinéastes sont parvenus à capter (P.T.A., Jim Brooks, Apatow, Baumbach et, donc, désormais, les Safdie).
Uncut Gems est bien le joyau qu’on attendait
De tous les plans ou presque, il court, convulse et crie (on n’a pas compté mais le record de fuck you, détenu par Joe Pesci, pourrait être battu), pour tenter d’arranger ses affaires circulaires : il s’agira d’échanger X contre Y auprès de A, pour faire un pari auprès de B, en espérant gagner pour rembourser C, et ainsi racheter Z à D, qui servira à honorer A, etc.. Avec John Cassavetes (Meurtre d’un Bookmaker chinois) et Abel Ferrara (Go Go Tales) plus que jamais en ligne de mire, le film ressemble ainsi à un livre de compte délirant. Quant à Sandler, il est tel un roi-soleil autour de qui les astres secondaires tournent sans fin, mû par une gravité qui se compte en dollars. Que le flux s’arrête, et tout le monde s’écrase. Porté pour la seconde fois par une BO phénoménale de Daniel Lopatin aka « Oneohtrix. Point. Never » (qui se permet de remixer un morceau du film Akira), abstrait dans ses mécanismes mais parfaitement concret (et documentaire) dans son rapport aux êtres, coupant et brillant, Uncut Gems est bel et bien le joyau qu’on attendait — et qu’on aimerait tant revoir, en salle…
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