Deux femmes abandonnées et un vigile errent dans la technopole. Le nouveau portrait urbain du réalisateur de Mercuriales, glaçant sous le soleil méditerranéen.
“…Station dortoir où les gens dorment et se lavent. Nous concevons le corps humain comme un esclave obéissant qu’il faut nourrir, doucher et calmer avec juste ce qu’il faut de liberté sexuelle.” Voici comment J. G. Ballard décrivait succinctement Eden-Olympia, son enfer capitaliste à l’évidence modelé sur Sophia Antipolis, dans son roman Super-Cannes. La ville filmée par Virgil Vernier dans ce nouveau portrait urbain n’en est pas très éloignée, avec sa libido oppressante, son ultraviolence rampante et son mysticisme de supermarché destiné à endormir les plus faibles. Ce qui inquiète sans doute le plus est qu’en l’an 2000, Ballard faisait un petit pas de côté, ou plutôt vers l’avant, vers la science-fiction, pour écrire son roman ; Vernier lui, dix-huit ans plus tard, n’a plus qu’à tourner les pages de Nice Matin – très belle idée de mise en scène, d’ailleurs – pour recueillir cette réalité banalement monstrueuse, déjà là.
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“N’a plus qu’à” est en réalité une expression mensongère. Disons que c’est l’impression que le film donne, d’avoir simplement tendu un micro et posé une caméra (16 mm, conférant à l’image un aspect à la fois fragile et hors du temps) dans les rues de l’infernale technopole niçoise, pour en saisir l’essence. Mais les choses sont plus complexes pour l’auteur d’Orléans, Pandore, Andorre et Mercuriales : ses films sont toujours un inextricable écheveau de fantasmes, de mythologies, de réalités plus ou moins construites et d’accidents de tournage, qui perforent les catégories toutes faites de fiction et de documentaire. Et ce caractère indécidable, cette capacité à troubler l’évidence, marque de fabrique de Virgil Vernier, touchent ici un point culminant dans son œuvre.
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Sophia Antipolis est d’abord prodigieux du fait qu’il n’assène rien, qu’il offre tant à voir et à penser sans jamais forcer. Cheminant dans ce qui s’apparente à un triptyque, on y suit d’abord deux femmes abandonnées (l’une par son mari décédé, l’autre par sa gamine fugueuse) qui trouvent un réconfort dans une doucereuse secte millénariste. Puis un agent de sécurité, noir de peau, embarqué par un collègue dans une milice d’autodéfense aux méthodes fascistes mais à l’idéologie brumeuse. Et enfin la meilleure amie d’une jeune fille retrouvée carbonisée dans un entrepôt, dont l’histoire est narrée en voix off et reconstituée par des enquêteurs.
Invisible, cette jeune fille morte plane par son ombre sur tout le film, reliant entre elles les parties, par un jeu d’échos et de rimes. Comme si le feu qui l’avait consumée s’était éparpillé, du visage d’un grand brûlé à un campement illégal, des discours apocalyptiques vers un soleil vengeur, pour finalement gagner la matière même du film, dans un épilogue sublimement surexposé. Soi-même assailli de sentiments contradictoires, entre fascination et répulsion pour la banalité du mal qui s’affiche là, on se prend à vouloir tout cramer et aussitôt sauter dans le feu de joie pour festoyer – et sauver ce qui peut l’être. Peu de films auront aussi brillamment synthétisé cette schizophrénie contemporaine.
Sophia Antipolis de Virgil Vernier (Fr., 2018, 1 h 38)
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