Dans son roman, l’Américaine transpose la mémoire de l’esclavage et les inégalités états-uniennes dans un vaisseau spatial.
Ses aïeux ont été amenés aux Etats-Unis par bateau pour travailler comme esclaves dans les champs. « Et avant la fin du XIXe siècle, je ne peux pas retracer leur passé. Le thème qui m’intéressait, c’était ça, l’idée d’être coupé de son passé, de ses ancêtres, de son histoire. Et pour moi, ce qui incarne le mieux le fait d’être séparé de son homeland, c’est un vaisseau spatial.. », dit doucement l’Américaine Rivers Solomon, 30 ans, pour expliquer comment elle a eu l’idée d’inventer le Matilda, l’immense vaisseau spatial de son premier roman.
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Un vaisseau spatial en route vers nulle part
Paru aux Etats-Unis en 2017, L’Incivilité des fantômes a été remarqué, notamment par les fans de SF, comme une forme de renouveau du genre, voire d’un sous-genre dans la SF, l’afrofuturisme, mélange de la culture de la diaspora africaine avec une dimension futuriste. Comme toute bonne SF qui se respecte, le roman parle de notre société, qui peine à avancer par rapport au passé en termes de genres, de questions raciales et de classes sociales.
Le Matilda, « qui ne devait surtout pas ressembler au vaisseau de Star Trek, l’Enterprise… », s’amuse Solomon, est une ville en soi, composée de strates, comme il y a des quartiers riches (et blancs) et des quartiers pauvres (et noirs) dans toutes les villes américaines, et partout en Occident.
“Ce qui m’intéresse en invitant le passé dans un décor futuriste, c’est de montrer qu’on ne peut pas y échapper”
« La SF est une façon d’explorer des choses réelles qui nous affectent tous. Il y a des quartiers noirs et pauvres aux Etats-Unis qui n’ont même pas l’eau courante, où la violence policière est présente, où la violence tout court est présente. Ce qui m’intéresse en invitant le passé dans un décor futuriste, c’est de montrer qu’on ne peut pas y échapper. Le Matilda en est la parfaite métaphore. »
Discrimination, domination et exploitation des minorités
Construit comme une ville voire un pays, de dimensions quasiment infinies, le Matilda – qui emmène des êtres humains dans un ailleurs encore méconnu alors que la Terre est devenue inhabitable – incarne un monde stagnant, sans issue, éternellement basé sur les mêmes règles de discrimination, domination, exploitation – des faibles, des pauvres, des Noirs, des femmes, de toutes les minorités.
En plus de ce vaisseau aux ramifications effrayantes, sorte d’enfer suspendu dans l’univers, Rivers Solomon a inventé une héroïne hors normes, en totale opposition avec les « conventions » de genre ou de « race » qui assignent les habitants du Matilda à une place sociale ; avec elle, l’écrivaine peut subvertir toutes les limites, se battre contre tous les abus d’un patriarcat américain et blanc.
L’héroïne cache ses attributs féminins et se meut partout dans le vaisseau, même dans les zones qui lui sont interdites
Asta cache ses attributs féminins et se meut partout dans le vaisseau, même dans les zones qui lui sont interdites, pour soigner les plus démunis.
On ne racontera pas toute l’histoire – L’Incivilité des fantômes vaut surtout pour l’invention d’une atmosphère claustrophobe, façon de souligner que notre société l’est toujours autant en enfermant, excluant, étouffant. « Dans la vie, on a toujours la possibilité de changer de lieu, de ville ou de pays. Dans un vaisseau, on ne peut aller nulle part. C’est comme être piégé dans le même jour, encore et encore. »
Une écrivaine au-delà du genre
Si, dans sa famille, on ne lui a pas transmis des histoires du temps de l’esclavage, la petite Rivers, enfant, entendait beaucoup parler de superstitions, de fables, de fantômes, par une partie de sa famille originaire de Louisiane. Née à Long Beach en Californie, élevée par une mère seule qui l’entraîne au Texas et enfin à New York (sa mère y reprendra ses études pour devenir avocate), la romancière vit aujourd’hui à Londres, dans le quartier de Greenwich, avec sa compagne.
Dans sa notice biographique, on peut lire qu’elle est transgenre, qu’elle veut être nommée par « they ». Dès qu’on lui fait remarquer que cela deviendrait « ils » en français, elle s’écrie : « Alors, dites ‘elle’. J’ai choisi d’être désignée par ‘they’ pour des raisons professionnelles. En littérature, c’est trop réducteur d’être désignée au féminin. Pour moi, le ‘they’, c’est comme ces écrivaines du XIXe siècle qui prenaient des noms de plume masculins.”
“J’ai choisi d’être désignée par ‘they’. En littérature, c’est trop réducteur d’être désignée au féminin”
Comme Asta, son héroïne, Rivers Solomon ne se sent pas complètement correspondre à son genre. « C’est pourquoi je dis que je suis transgenre, même si je ne partage pas l’expérience des personnes transgenres. Moi, quand je sors dans la rue, les gens me voient comme ce que je suis, une femme, et je n’ai pas de problèmes. Quand on est transgenre, on va dans la rue et les gens vous scrutent, se demandent ce que vous êtes… »
Elle a déjà écrit un deuxième roman, de la SF toujours imprégnée d’inégalités sociales et de la mémoire de l’esclavage : The Deep raconte la vie subaquatique des descendants d’esclaves jetées par-dessus bord. C’est le troisième, sur lequel elle travaille, qui sera différent. On y suivra la vie d’une fille après son appartenance à un culte. Solomon éclate de rire : « Mais là encore, des phénomènes étranges apparaîtront. »
L’Incivilité des fantômes (Aux Forges de Vulcain), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Guévremont, 400 p., 20 €
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