Le 5 août 1976, le guitariste se laissait aller sur scène à une tirade raciste ahurissante. Retour sur l’événement qui a déclenché le mouvement Rock Against Racism et sur lequel revient longuement l’exposition “Paris – Londres. Music Migrations (1962 – 1989)”, au Musée de l’Histoire de l’immigration, à Paris, jusqu’au 5 janvier.
Sans doute Eric Clapton fut-il par le passé plus ivre que ce soir d’août 1976. N’a-t-il pas, durant cette sombre période de sa vie, passé tout un concert allongé sur le dos, trop soûlé d’alcool pour espérer encore jouer debout ? Insulté copieusement son public, comme lors d’un show cette même année à Melbourne où, astiquant le manche de sa Stratocaster avec insistance, il n’hésita pas à traiter les Australiens de « branleurs » à maintes reprises, s’attirant en retour les huées des spectateurs, victimes de ses débordements d’ivrogne ? Mais sur la scène de l’Odeon Theatre de Birmingham, en ce 5 août 1976, le guitariste va franchir un cap dans l’indécence.
Entre deux morceaux de son répertoire, sans que l’on sache pourquoi, il se lance dans une tirade xénophobe aussi violente qu’inattendue. « J’ai longtemps fait dans la drogue, maintenant je fais dans le racisme, c’est beaucoup plus puissant, mec », attaque-t-il devant un parterre de fans médusés. Parmi eux, Red Saunders, un jeune photographe qui ne se remettra pas de ce monologue incendiaire. « Est-ce qu’il y a des étrangers dans la salle ce soir ? reprend Clapton. Si oui, levez les mains en l’air… Où êtes-vous ? Bon, où que vous soyez, je pense que vous devriez partir. Pas seulement quitter la salle, mais quitter notre pays. Je ne veux pas de vous ici, ni dans cette salle, ni dans mon pays. »
Un modèle controversé
Désinhibé par les effets de la boisson, celui qui doit alors toute sa carrière au blues et au R’n’B, dont les héros musicaux se nomment Robert Johnson, Muddy Waters ou B.B. King, va encore plus loin en avançant que la Grande-Bretagne est sur le point de devenir « une colonie noire ». Dans son délire raciste incontrôlé, Clapton, d’un naturel plutôt taiseux en public et d’ordinaire discret quant à ses opinions politiques, prend pour modèle le controversé Enoch Powell, ancien député conservateur qui siège désormais au Parlement sous les couleurs du Parti unioniste d’Ulster et auteur quelques années plus tôt, dans cette même ville de Birmingham, d’un discours enflammé anti-immigration, entré dans l’histoire comme le « Discours des fleuves de sang ». Le 20 avril 1968, Powell avait ainsi encouragé son pays, prêt à voter des lois contre la discrimination raciale, à « stopper, totalement ou presque, les flux d’immigrations entrants et encourager au maximum les flux sortants ». Avant de conclure : « Je contemple l’avenir et je suis rempli d’effroi. Comme les Romains, je vois confusément ‘le Tibre écumant de sang‘. »
« Je crois qu’Enoch a raison, insiste un Clapton en roue libre. Nous devrions tous les renvoyer chez eux. Dégageons les étrangers. Dégageons les négros. Dégageons les bamboulas. Keep Britain white ! » Ces derniers mots, slogan du Front national britannique, seront répétés plusieurs fois, en même temps que des appels à voter pour Enoch Powell. Interrogé quelques mois plus tard par Barbara Charone, journaliste pour le magazine Sounds, un Clapton déconnecté et affirmant ne rien connaître à la politique, plutôt que de présenter des excuses, s’amusera de l’incident, comme s’il ne réalisait pas la portée de ses paroles : « C’est un peu comme dans un épisode des Monty Python. Un groupe de rock est là, en train de jouer sur scène, et leur leader se met tout à coup à parler politique. Super. »
« La moitié de mes amis sont Noirs »
Les excuses ne viendront que bien des années plus tard. Si l’épisode est brièvement évoqué dans son autobiographie parue en 2007, c’est dans le documentaire Life in 12 bars sorti en janvier 2019 que Clapton a accepté de revenir plus longuement sur cette tirade ahurissante et, plus largement, sur cette décennie qui l’a vu passé d’une addiction à l’héroïne à une consommation folle de cocaïne et d’alcool. « Quand j’ai réalisé ce que j’avais dit, détaille le guitariste, j’étais dégoûté de moi-même. C’était choquant et impardonnable. J’avais tellement honte de ce que j’étais devenu, un type à moitié raciste (sic), ce qui n’avait aucun sens. » Le silence quasi complet de Clapton au sujet de l’incident avant ce mea culpa, quelques interviews dans les années 2000 mises à part, en dit long sur sa volonté de tirer un trait sur des décennies pourries par ses addictions, période durant laquelle il pouvait consommer jusqu’à trois bouteilles de brandy par jour… Une dépendance telle qu’elle l’a paradoxalement maintenu en vie : « Lorsque j’étais au plus bas, la seule raison pour laquelle je ne me suis pas suicidé, c’était parce que je savais que je ne pourrais plus boire une fois mort », écrit-il ainsi dans son autobiographie.
Sur la scène de Birmingham, l’ivresse a contribué à libérer la parole de Clapton qui s’est par la suite débattu comme il pouvait avec cette bruyante casserole, s’empêtrant dans des justifications du type « la moitié de mes amis sont Noirs »… Son dérapage contribua en tout cas à faire bouger les lignes. Révolté par ce qu’il avait entendu ce soir-là, Red Saunders enverra à la presse musicale une lettre dénonçant l’attitude de Clapton et appelant à une prise de conscience générale et dans le monde de la musique en particulier. Rock Against Racism était né.
Exposition Paris – Londres. Music Migrations (1962 – 1989), au Musée de l’Histoire de l’immigration, à Paris (XII) – Jusqu’au 5 janvier 2020