La superproduction de Rockstars Game débarque en force et se présente comme l’acmé de ce que peut proposer un jeu vidéo à l’approche du premier quart du XXIe siècle.
“Ce n’est pas bon de sortir un jeu maintenant.” Pas bon si on n’est pas Rockstar Games et si le jeu ne s’appelle pas Red Dead Redemption 2, car la surproduction du développeur américano-britannique est programmée pour tout emporter sur son passage, à commencer par l’attention, le temps et le contenu du portefeuille de millions de joueurs qui attendent fébrilement ce prequel du jeu western phénomène de 2010.
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“Je n’ai jamais vu une telle sacralisation d’un jeu”, poursuit Olivier Mauco, auteur de la passionnante étude GTA IV – L’envers du rêve américain. “Il faut voir comment l’industrie va réagir. Il y a déjà les reprogrammations de dates pour ne pas sortir en face (à l’image du blockbuster guerrier Battlefield V, dont le lancement, prévu le 19 octobre, a été décalé d’un mois – ndlr). Ça va faire très très mal dans les mois qui viennent.”
Une campagne de com qui joue de la rareté et de l’abondance
Red Dead Redemption 2 est, grâce en partie à une campagne de communication alternant savamment entre rareté (les images et bandes-annonces progressivement dévoilées) et abondance (de chiffres notamment : sur le nombre de pages de scénario – deux mille pour l’intrigue principale – ou d’acteurs mobilisés – mille deux cents), le jeu qui fait paraître tous les autres plus petits, plus ordinaires.
Les joueurs y chevaucheront à volonté dans un monde immense et plastiquement superbe, explorant villes (qui, selon les cas et la culture de chacun, évoqueront les films de John Ford, de Sergio Leone ou les BD de Lucky Luke) et forêts (où, un peu honteux, on se surprend à chasser le petit lapin), sous la pluie, la neige ou le soleil, tenant leur rôle de hors-la-loi comme la quête principale le leur suggère ou, si le cœur leur en dit, s’en allant faire tout à fait autre chose – par exemple regarder le ciel, écouter le vent. En matière d’invitation au voyage, le jeu vidéo a rarement fait plus alléchant.
« GTA III », l’envol de Rockstar Games
Rockstar Games a toujours été une société de jeux vidéo à part. Créée en 1998 par les frères (britanniques) Sam et Dan Houser au sein de l’éditeur américain Take-Two Interactive mais héritière de BMG Interactive qui avait édité le tout premier Grand Theft Auto un an plus tôt, Rockstar a vraiment pris son envol au début des années 2000 avec GTA III et ses épisodes dérivés, Vice City (qui se déroule à Miami dans les années 1980, avec une entêtante bande-son d’époque) et San Andreas (situé en Californie au début de la décennie suivante).
Avec cette trilogie au cocktail détonant de reproduction du réel, de fiction transgressive et violente et d’incitation à l’expérimentation ludique, voire à la dérive et à la contemplation, la manière même dont le jeu vidéo se fait et se perçoit s’est trouvée bouleversée.
GTA a fait bien des émules et, de Saints Row à Assassin’s Creed en passant par Infamous ou Just Cause, le jeu “à monde ouvert” est devenu plus qu’un genre : une manière de structurer les aventures interactives et d’impliquer le joueur en lui donnant un sentiment inédit de liberté et, même si cela peut sembler paradoxal quand l’encouragement à détruire est si présent, de responsabilité car sur ce monde, ses actions laissent des traces.
https://www.youtube.com/watch?v=AtPS-pJwBL4
Une polémique autour de l’abus de crunch
Jusqu’au début des années 2010, on pouvait compter sur au moins un jeu Rockstar par an : un Manhunt, un Midnight Club, un Bully, un Max Payne, un L.A. Noire… Mais, depuis 2013 et la sortie de Grand Theft Auto V, plus rien. Rien, si ce n’est l’ajout régulier de “contenu” sur le mode online de ce titre phénomène qui, avec près de 100 millions d’exemplaires et plus de 6 milliards de dollars de recettes, est tout simplement le produit culturel le plus rentable de tous les temps.
Plus rien, donc, jusqu’à Red Dead Redemption 2, présenté comme le jeu de tous les superlatifs. Le plus riche, le plus vaste et peut-être le plus exigeant pour la santé physique et mentale de ses concepteurs si l’on en croit les déclarations de Dan Houser au site Vulture, qui assure qu’à certaines périodes de sa production les semaines de bureau chez Rockstar pouvaient durer jusqu’à 100 heures.
Devant la polémique naissante sur fond de dénonciation du “crunch” (cette habitude d’allonger le temps de travail dans des proportions folles pour finir un jeu) dans l’industrie vidéoludique, Houser est cependant revenu sur ses propos, assurant que ces excès ne concernaient que lui-même et ses plus proches collaborateurs de l’équipe d’écriture. Admettons.
Dans les pas d’Arthur Morgan, membre d’un gang d’outlaws
Prenant place en 1899, soit nettement plus près de la fin que du début de la glorieuse et cruelle époque de la conquête de l’Ouest, Red Dead Redemption 2 nous confie le destin d’Arthur Morgan, membre d’un gang de hors-la-loi qui semble avoir quelques doutes sur le bien-fondé de ses délictueuses occupations. 1899, c’est douze ans avant les événements du premier Red Dead Redemption, qui était probablement jusqu’ici le chef-d’œuvre de Rockstar.
“En tant que joueur, prendre du plaisir juste en ralentissant son cheval et en regardant le monde autour de soi est unique. Je me souviens de ces moments comme si j’y étais allé moi-même. Red Dead est inoubliable, je crois que c’est un des rares jeux que j’ai fait deux fois”, raconte Raoul Barbet, l’un des auteurs du jeu français Life Is Strange 2 (dont le très bel épisode 1 est sorti en septembre) et par ailleurs cofondateur du studio d’animation Capsule. « Beaucoup se mordent les doigts à essayer de reproduire cette formule, en faisant des sacrifices sur le gameplay, le réalisme ou l’histoire, poursuit-il. Chez Rockstar, tout semble fonctionner parfaitement.”
Mais quelle est donc vraiment cette “formule” Rockstar ? Qu’est-ce qui distingue ces jeux des imitateurs ? “Ce qui est intéressant chez eux, estime Olivier Mauco, c’est cette volonté de créer une sorte de corps social. Par exemple, dans leur communication sur Red Dead Redemption 2, ils insistent sur le fait que si on tue un membre d’une famille, la lignée pourrait s’éteindre. Créer un écosystème social a toujours été leur Graal.
« Avant, ça passait par le level design pur. Ils avaient modélisé New York, Los Angeles… Aujourd’hui, ce sont aussi les histoires et les rencontres, avec une volonté de relocaliser la narration : à chaque espace sa trame narrative, ses fonctionnalités et ses personnages. C’est une technique d’écriture qu’ils ont développée et que d’autres ont reprise depuis.”
Une manière de parler aussi de parler du présent
Encore faut-il que ces histoires “locales” tiennent suffisamment la route pour que l’on s’y arrête parce que, poursuit Mauco, “c’est bien beau de parler avec les personnages, mais si on papote sur un univers hors sol, ça n’implique pas forcément ; c’est pour ça que la politique devient un moyen de raccrocher le joueur.”
Car là réside le cadeau bonus des jeux Rockstar : ils sont (ou font semblant d’être, et parfois aussi de ne pas être) politiques. Dans son entretien au site Vulture, Dan Houser déclare d’ailleurs espérer que Red Dead Redemption 2 parle aussi du présent bien que d’une manière non littérale : “Vous savez, nous n’avons pas ce personnage qui est censé être Donald Trump et cet autre, Barack Obama…”
“Lorsqu’on raconte une histoire comme Red Dead Redemption ou GTA, on parle de sujets de société, de l’histoire humaine. C’est naturellement que certains thèmes s’immiscent dans le scénario qui en devient politique. Et évidemment qu’en tant que créateur il y a des sujets dont on a envie de parler », note Raoul Barbet qui, avec Life Is Strange 2, évoque ouvertement l’Amérique de Trump.
« Ce que l’on essaie en général, c’est de ne pas être moralisateur, ne pas dire que cela est bien ou mal, mais plutôt de mettre le joueur dans une situation où il va devoir y réfléchir et interagir. C’est toute la force du média : l’interactivité. Et l’origine de l’histoire des Etats-Unis amène tellement de problématiques humaines, toujours d’actualité. C’est unique de pouvoir jouer cette période et y faire des choix…”
Une critique ouverte de la société de consommation
L’une des spécificités de Rockstar Games est là : “A travers des productions comme les GTA, ils offrent une critique de la société de consommation, et donc de la société américaine », souligne Haude Etienne-Naveau, spécialiste de la civilisation américaine ayant beaucoup travaillé sur sa représentation par les jeux vidéo.
« Les fausses pubs dans GTA en sont l’exemple parfait (la militarisation de la société américaine y est particulièrement tournée en dérision), mais ces critiques se retrouvent également dans le gameplay. L’Histoire est également mise en scène de manière assez astucieuse. Dans les GTA qui se déroulent à plusieurs époques, c’est le mythe du rêve américain qui est déroulé et déconstruit avec des personnages issus de l’immigration comme Niko Bellic dans le IV, par exemple. »
« Le premier Red Dead Redemption reprend les mythes fondateurs américains : le droit à la poursuite du bonheur, avec Marston qui se bat et qui tue pour obtenir sa tranquillité ; le mythe de la frontière, qui est développé à travers le gameplay et son système d’exploration ; la destinée manifeste à travers ces héros américains qui prennent possession du territoire… Peu de jeux explorent ces idées de manière pertinente, et surtout, ce qui est phénoménal, c’est qu’ils le font à très grande échelle commerciale.”
Dans le même temps, explique-t-elle, “le coté bac à sable et monde ouvert permet l’exploration quasi totale de l’univers. Le joueur ou la joueuse évolue dans un univers de liberté, dans lequel on a l’impression de s’être débarrassé de la scénarisation prévue par les concepteurs.” Lesquels ont bien sûr anticipé cela.
“Ils ont une écriture assez classique, paradoxalement, mais qu’ils mettent en scène dans un univers-monde. Aujourd’hui, toutes les grosses franchises, de Star Wars à Game of Thrones, sont des terrains de jeu et ils se sont développés parce qu’ils ont toujours cette double culture du jeu. C’est la narratologie versus la ludologie, c’est-à-dire le récit vs le game. Je pense que c’est vraiment leur particularité : ils arrivent à faire la synthèse, à faire les deux. C’est une force indéniable.”
Red Dead Redemption 2 (Rockstar Games), sur PS4 et Xbox One, environ 60 €.
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