Le collectif américain, qui fit les beaux jours de la pop des années 1990 avec The Apples in Stereo ou Neutral Milk Hotel, vient de faire l’objet d’un captivant et mystérieux documentaire.
Si d’aventure vous entrez bientôt chez un disquaire ou un café d’une grande ville américaine, guettez un flyer jaune orné des mots “Elephant 6 Video Rental Club”. Une belle surprise s’y cache : A Future History Of : The Elephant 6 Recording Co, un captivant documentaire consacré au collectif Elephant 6, dont les groupes (The Apples in Stereo, Neutral Milk Hotel, The Olivia Tremor Control, Beulah, Elf Power…) firent les beaux jours de la pop indépendante dans la seconde moitié des années 1990.
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Fruit de dix ans de travail du documentariste Chad Stockfleth, le film convoque une poignée de fans célèbres du projet (les acteurs Elijah Wood et David Cross, le chanteur des Shins James Mercer, le producteur Danger Mouse…) mais ses images dégagent surtout un bon goût de quatre-pistes et de super 8, de cassette audio et d’instruments-jouets. Un sens du bricolage qu’on retrouve dans son mode de distribution : son auteur a donc semé dans une poignée de métropoles américaines des flyers invitant à laisser un message sur un répondeur téléphonique pour recevoir par la poste… une cassette vidéo. Cassette à restituer après visionnage, comme dans un vidéoclub, et accompagnée d’un flyer à déposer dans un lieu public pour propager la bonne parole.
https://www.youtube.com/watch?v=_vagJ7osygw
Une famille élargie
“Je voulais créer un objet physique. La cassette VHS, c’est quelque chose que vous pouvez tenir, quelque chose qui a été fabriqué par quelqu’un, qui a vécu une vie. Je voulais également revenir à une époque où tout n’était pas à disposition à volonté, où il fallait chercher ce qui vous intéressait : l’accès à tous les médias est formidable mais rend aussi les choses jetables. Et je trouvais enfin que c’était un hommage approprié aux débuts d’Elephant 6, avec son catalogue de cassettes vendues par correspondance dont la réputation circulait par le bouche-à-oreille”, nous explique le documentariste, qui n’écarte cependant pas à moyen terme une distribution plus “traditionnelle”, au sens que 2019 donne à ce mot.
Une distribution communautaire pour un projet qui ne l’était pas moins. Fondé en 1991, Elephant 6 n’est pas tant un label au sens classique du terme qu’un collectif : s’il a publié plusieurs dizaines de références sous sa marque propre, son chef-d’œuvre (In the Aeroplane over the Sea de Neutral Milk Hotel, sorti en 1998 et régulièrement cité parmi les plus grands disques des années 1990) est d’ailleurs paru sur un autre label, Merge Records. C’est une famille élargie au gré des alliances et coups de foudre, une nébuleuse aux frontières mouvantes, une troupe où chacun joue et produit pour les autres, une congrégation unie par un esprit commun. Esprit qui aimantait des groupes en herbe comme les géniaux of Montreal, dont le leader Kevin Barnes évoque les premiers pas dans le documentaire : “On a eu le logo Elephant 6 sur une poignée de nos sorties au tout début. Un peu comme un petit garçon qui demande : eh les gars, je peux venir à votre fête ?”
Bricolage sonore
L’histoire de cette communauté s’est jouée en triangle entre trois villes et trois États américains. Ses racines se trouvent à Ruston, une cité endormie de Louisiane où, au milieu des années 1980, une bande de copains de lycée s’échangent des disques et contribuent à la radio locale, s’amusent à reproduire les riffs de Cheap Trick sur leur raquette de tennis avant de s’enregistrer pour de vrai sur cassette. Parmi eux se trouvent Robert Schneider, futur Apples in Stereo, Will Cullen Hart, Bill Doss et Jeff Mangum, qui fonderont The Olivia Tremor Control avant que le dernier ne prenne la tangente pour créer Neutral Milk Hotel. Ce qui les unit : un même goût du bricolage sonore, un refus commun du “gras” qui envahit la production musicale, un enthousiasme appuyé pour les Beatles, le Pink Floyd de The Piper at the Gates of Dawn ou l’éternellement inachevé et perpétuellement génial Smile des Beach Boys.
Leurs destins bifurquent ensuite, tout en restant liés. Leader implicite du collectif, Schneider part étudier dans le Colorado, à Denver : il y crée le Pet Sounds Studio (parfois rebaptisé “Pet Smells” en raison de la présence de plusieurs chats) où enregistreront de nombreux membres d’Elephant 6, dont Apples in Stereo pour son Her Wallpaper Reverie (1999). Il produit aussi les disques de ses petits camarades, dont beaucoup se sont installés à Athens (Géorgie), la ville de R.E.M. et des B-52’s. Une des beautés de A Future History Of : The Elephant 6 Recording Co est d’ailleurs de nous rappeler à quel point le marché immobilier imprègne un genre musical : l’un des avantages de la ville était d’être alors ridiculement bon marché pour se loger, ce qui permettait aux groupes d’y louer facilement une maison en colocation et d’expérimenter à dix ou vingt personnes jusqu’au petit matin sans craindre les voisins grincheux.
Expérimentations et dissonances
Car Elephant 6 était affaire de pop mais aussi souvent d’expérimentation, de dissonances. Si le label tire son nom d’une peinture de Max Ernst, il raconte aussi à sa façon assez bien la célèbre fable du groupe d’aveugles qui, touchant pour la première fois un éléphant, croient successivement se trouver face à un mur, une lance, un serpent. Ecouter du Elephant 6, c’est s’imaginer tour à tour chez les Beatles et Steve Reich, s’immerger dans le fantasme de mélodies éternelles et en même temps dans leur contradiction. Rêver d’une musique comme une magie noire, comme quand Brian Wilson s’imaginait déclencher des incendies dans la cacophonie de son Fire. Dans le documentaire, Robert Schneider se souvient ainsi avec gourmandise du jour où lui et Jeff Mangum ont fait passer un disque de banjo rayé dans une chambre d’écho avant de ralentir la mélodie à plusieurs reprises jusqu’à accoucher d’un drone obsédant : “Au bout de quelques secondes, tous les chats sont entrés dans la pièce et se sont approchés des haut-parleurs. […] Ça donnait le sentiment d’avoir réussi.”
Leurs acolytes Will Cullen Hart et Bill Doss ont eux sorti en 1996, avec The Olivia Tremor Control, l’album sans doute le plus représentatif de ce songe d’une cacophonie merveilleuse, Music from the Unrealized Film Script : Dusk at Cubist Castle : une heure quinze de mélodies obsédantes éparpillées façon puzzle sur vingt-sept pièces, dont pas moins de dix portent un titre identique, Green Typewriters. “Si vous avez des harmonies, il vous faut des dissonances pour équilibrer. Nous tentons d’avoir les deux éléments parce que nous pensons que c’est plus intéressant que de rester sur un seul niveau, seulement faire de la pop ou seulement faire de la musique expérimentale”, voit-on Hart expliquer dans une vieille interview déterrée dans le documentaire. À ses côtés, son camarade opine : “C’est comme quand vous faites un rêve qui vous paraît parfaitement sensé et quand vous essayez de l’expliquer le lendemain à quelqu’un, cela n’a plus aucun sens.”
Bill Doss est mort à 43 ans d’une rupture d’anévrisme en juillet 2012 et depuis, ses amis rêvent de boucler, avec sa voix, un ultime disque d’Olivia Tremor Control. Comme s’ils étaient encore trente ans plus tôt chez un disquaire ou dans une chambre d’ado de Ruston, comme s’ils étaient encore réunis, l’album s’appellera The Same Place.
Elephant 6 a annoncé pour les mois à venir des rééditions et la parution d’inédits de son catalogue. Première parution à signaler, en vinyle et numérique : Are You Sleepy ?, le premier album de The Gerbils (1998).
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