Le BAL consacre une large rétrospective au photographe américain Dave Heath. Méconnu en Europe, son influence sur la photographie des années 1980 est néanmoins considérable. Une des expos photo de l’année.
Assis par terre, ce soldat a les genoux repliés contre le buste, la tête rentrée. De lui on ne distingue que l’arrondi de son casque, ses épaules décharnées sous un treillis, alourdi par l’humidité, et le canon de son fusil mitrailleur. Dans la position dans laquelle est prise la photo, on ne distingue pas si ce soldat se repose les yeux fermés ou s’il compte les jours rempli d’angoisse les yeux embués de larmes, quelque part sur un terrain de bataille en Corée. Une force puissante pourtant se dégage de ce cliché en noir et blanc, une force qui permet de dépasser la bidimensionnalité du medium photographique, pour atteindre une dimension intérieure. L’espace d’un instant, on partage toute la solitude de cet anonyme engagé dans un conflit qui le dépasse.
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Nous sommes à l’aube des années 1950 et l’auteur de ce portrait s’appelle Dave Heath. Lui aussi participe à la Guerre de Corée, engagé non pas comme photographe mais comme mitrailleur dans l’infanterie. Quelques années plus tard, dans un entretien, il déclarera : « Il y a un phénomène dans la peinture du XVIIIe siècle que Fried [Michael Fried, historien de l’art américain, ndlr] désigne sous le terme d’absorbement, une concentration plus intérieure, qui suspend le temps. (…) Cet absorbement est apparu dans le travail que j’ai réalisé en Corée. Il y une mobilité étrange dans les visages des soldats, tout est suspendu. Ceci découle peut-être de l’expérience en elle-même – le suspens lié à la peur que les ennemis surgissent du haut de la colline – mais j’étais aussi en train d’apprendre à créer des images. »
Vaste rétrospective
Le BAL lui consacre une large rétrospective jusqu’au 23 décembre, intitulée Dialogues With Solitudes en hommage au titre éponyme de son livre majeur, paru en 1965. Dave Heath a alors 34 ans et traîne déjà un long vécu derrière lui. « Je connaissais son travail grâce notamment à son livre A Dialogue With Solitudes, très prisé par les collectionneurs de livres de photographies, explique la fondatrice du BAL, Diane Dufour. J’ai été touchée aussi bien par son écriture photographique que par l’histoire de la société américaine qui y était racontée en creux. » Cette première exposition européenne de l’artiste réunit 150 tirages d’époque réalisés par le photographe et présentés en dialogue avec trois chefs-d’œuvre du cinéma indépendant américain de cette période, entre « cinéma direct » et pratiques alternatives : trois variations sur le thème de la solitude. Portrait of Jason de Shirley Clarke (1966), Salesman d’Albert et David Maysles et Charlotte Mitchell Zwerin (1968) et The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick (1960).
Abandonné à quatre ans, Dave Heath est un pur autodidacte. Il grandit de familles d’accueil en orphelinats. « Le fait de n’avoir jamais eu de famille, de lieu ou d’histoire qui me définissaient a fait naître en moi le besoin de réintégrer la communauté des hommes. J’y suis parvenu en inventant une forme poétique et en reliant les membres de cette communauté, au moins symboliquement, par cette forme », racontait l’artiste décédé en 2016. La photographie va débarquer chez le jeune homme comme un exutoire. En 1947, il est à jamais marqué par l’essai photographique Bad boy’s story de Ralph Crane, paru dans le mythique magazine Life, qui reflétait sa vie de rejet et lui permit de découvrir que « la photographie était une forme d’expression directe et émouvante », apprend-on dans le très beau catalogue de l’exposition.
« A Dialogue With Solitude », son chef-d’œuvre
Les visiteurs sont accueillis au rez-de-chaussée du BAL par une partie de la maquette originale de A Dialogue With Solitude : 82 photos prises entre 1952 et 1962. Le séquençage souhaité par l’artiste éclate aux yeux comme une évidence. Entre les portraits de ces individus, qui semblent tous habités par un même sentiment d’absence, se nichent des textes de Rainer Maria Rilke, Robert Louis Stevenson ou T.S Eliot. Dix thèmes sont abordés dans son livre : l’anarchie, la violence, l’amour, l’enfance, la vieillesse, la pauvreté, la guerre, la race, la jeunesse et la mort, qu’Heath, tireur réputé – il travailla à plusieurs reprises pour Robert Frank – monte et montre avec justesse. Son procédé repose sur « la conscience de soi ; la conscience historique et la conscience méthodologique », développe le critique Francesco Zanot dans le catalogue. « Cette expression subjective et complexe reflète avec une extrême précision un esprit capable de faire entrer en résonance des situations, gestes ou expressions avant de dynamiter toute articulation, toute logique. »
Au sous-sol, l’accrochage se poursuit avec brio et les scènes de vie exposées prennent un tout autre sens. Comme ce saisissant diptyque d’une scène de noyade avec, à gauche l’agent de police entouré des badauds et à droite, le corps recouvert d’une couverture. Personne ne regarde au même endroit alors qu’il n’y a qu’un seul sujet à regarder. « Mes photos ne sont pas sur la ville mais nées de la ville, commente Heath. La ville moderne comme scène, les passants comme acteurs qui ne jouent pas une pièce, mais sont eux-mêmes cette pièce. (…) Baudelaire parle du flâneur dont le but est de donner une âme à cette foule. »
Dave Heath, Dialogues With Solitudes au BAL jusqu’au 23 décembre, 6 impasse de la Défense, 75018 Paris
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