Exhumation d’un splendide film cubain des années 1960, innervé par l’ébullition politique de l’immédiat après-coup de la révolution.
“Je ne suis pas comme eux.” Regarder ce film sorti en 1968, Mémoires du sous-développement du cinéaste cubain Tomás Gutiérrez Alea, ce serait faire l’expérience d’un cinéma porté à son plus haut degré d’instabilité et de saturation. Ce serait se laisser ébranler par une force modeste, fragile et dévastatrice, qui d’un même mouvement emporterait tout sur son passage et laisserait les morceaux dériver dans le petit matin.
Rarement un film aura à ce point laissé s’entrechoquer ses deux puissances propres, qui sont celle de dire quelque chose et celle de ne rien dire. Le lucide et l’inexpressif, la connaissance et la fatigue, l’ardeur et l’inertie y luttent et s’y unissent sans relâche pour nous laisser, au bout de la nuit, exsangues et libres, mais pour nous laisser à nous-mêmes : perdus, sauvés, perdus.
Ce n’est pas une histoire mais une crise
C’est l’histoire de Sergio Carmona Mendoyo, un bourgeois de La Havane approchant de la quarantaine. C’est aussi l’histoire de Cuba entre l’invasion ratée de la baie des Cochons par des forces contre-révolutionnaires armées par les Etats-Unis en 1961 et la crise des missiles, la guerre en suspens de l’automne 1962.
C’est l’histoire des témoins de l’histoire et de l’épuisement du sens de l’histoire. Et ce n’est pas une histoire mais une crise : la crise d’un individu, celle d’un pays et celle d’un monde, la crise de toute signification, et avec elles tous les sursauts, les coups de reins pour s’en sortir. Pas de film plus critique que ce film-là.
Bâillements et clameur ne se rejoignent pas. Ils s’opposent
Crise de plans, de sons, de paroles. Dans les bâillements de Sergio et dans la clameur des événements. Bâillements et clameur ne se rejoignent pas. Ils s’opposent. Rien ne viendra sauver ou dépasser cette dialectique-là. “Tu n’es rien, rien, tu es mort. A présent, Sergio, c’est ta destruction finale qui commence.”
Mémoires du sous-développement est un film fait de deux films qui se nient l’un l’autre. Si un troisième, le film que nous regardons, naît de ce conflit, il finit aussi là où il commence. Deux films déjà dans le titre. Le film de la mémoire critique l’idée même de sous-développement. Le film du sous-développement nie l’existence de la mémoire.
Une ville au ralenti dans l’accélération des événements
Il y a le film de Sergio, son monologue intérieur de souvenirs, ses flâneries sensuelles, ses aventures avec les femmes, ses analyses de spectateur de l’histoire, sa haine de la bourgeoisie et son mépris des “sous-développés”.
Et il y a le film de Cuba, en guerre et en révolution, composé de mouvement et d’immobilité : une ville au ralenti dans l’accélération des événements. Les deux films sont en eux-mêmes contradictoires, et le troisième, celui que nous voyons, c’est cela : une contradiction de contradictions. Cela, ce degré d’intelligence, d’ambiguïté et de découragement, le cinéma peut et ne peut pas le dire. Là où il s’arrête commence notre vie, qui lui ressemble tant : une fuite.
Une fuite emportant l’opposition des formes. Le film de Sergio, le film de la conscience bourgeoise en crise, le film de la culture, vient de toute une lignée antihéroïque et introspective : une forme romanesque (cette scène férocement ironique dans la maison-musée d’Ernest Hemingway), du roman bourgeois au film bourgeois, avec quelque chose d’un bilan parodique du cinéma italien des années 1960 à la Antonioni – Gutiérrez Alea s’est formé au cinéma à Rome, avant de rallier la résistance à la dictature de Batista précédant la Révolution.
Comédie de la lucidité et de l’enthousiasme
Le film de Cuba, le film amer de la révolution en marche, procède lui d’une forme documentaire, d’une forme de savoir et d’action (cette scène férocement ironique à la conférence des intellectuels cubains), qui hérite du cinéma d’avant-garde soviétique et du montage d’actualités. Une forme mélancolique contre une force dynamique. Les deux sont mises à distance sans qu’aucune n’emporte la bataille du sens de l’histoire, mais pas sans que chacune des deux produise des éclairs de lucidité sur l’autre.
Comédie de la lucidité et de l’enthousiasme, tragédie de la fatigue et de l’action, Mémoires du sous-développement se termine sur une violence à l’arrêt, les préparatifs d’une bataille : une guerre qui n’aura pas eu lieu dans le laps de temps entre les événements et le tournage du film. C’est là, dans le souvenir d’un danger qui restera pour toujours en suspens, qu’il nous abandonne à une liberté indécidable.
Mémoires du sous-développement de Tomás Gutiérrez Alea (Cuba, 1968, 1 h 37)