Il n’est jamais là où on l’attend. Et ce n’est pas son troisième album qui nous aidera à situer cet esprit libre qui ignore les tabous. Rencontre.
Alex Cameron et Roy Molloy ont toujours été comme ça : déroutants car insaisissables. Le premier, les cheveux désormais teints en noir corbeau, le marcel toujours blanc, le visage émacié, la taille fine, le charisme intact. Le second, les cheveux frisés et emmêlés, barbu, petit, trapu, plus silencieux, timide. Comme deux personnages échappés d’un cartoon des années 1980, Batman et Robin de l’indé.
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Alex Cameron publie un troisième album, Miami Memory, sur lequel (toujours épaulé par son acolyte saxophoniste, Roy, donc) il poursuit ses chimères idiosyncrasiques, construisant un monde bien à lui sur deux étranges fondations : la symphonie et la bizarrerie. Ou comment des orchestrations d’un kitsch pompier et frontal côtoient des textes atypiques mêlant sentimentalité et crudité.
Chez Alex Cameron, le décalage est permanent, la flèche manque volontairement la cible. “C’est l’histoire d’une mouche qui joue dans un stade alors qu’elle est dans un cendrier”, lâche-t-il. Une mouche ? Qui joue ? Un stade ? Un cendrier ? L’explication lui semble claire. Roy Molloy acquiesce : “Tu avais cette autre expression que j’aimais bien aussi : on fait du ‘stadium regret’ !” Des “regrets de stade” ? Et débrouillez-vous avec ça !
Album d’amour
Les mots choisis comme leurs associations sont pourtant déterminants. Tout le monde vous le dira, Alex, 29 ans, est un très bon parolier – ayant officié notamment pour ses potes les Killers, et continuant d’écrire pour d’“autres amis” sans préciser lesquels – spécialisé dans les combinaisons improbables et les rimes ingénieuses, comme il le prouve à nouveau sur ce disque. “Eating your ass like an oyster” (“mangeant ton cul comme une huître”), roucoule-t-il sur le single Miami Memory.
“Far from Born Again, she’s doing porn again” (“Loin des Born Again, elle refait du porno” : les chrétiens Born Again se sont (re)convertis au christianisme en expiant leurs péchés – ndlr), répète-t-il sur Far from Born Again. “L’idée m’est venue en associant au départ les termes ‘baptist’ et ‘faptist’ (“chrétiens baptistes” et “masturbateurs”), explique-t-il en riant. Les mots surgissent d’un coup d’un seul dans son esprit farfelu, le plus souvent au volant d’une voiture. “C’est à partir d’eux que je construis une histoire et non l’inverse.” Ainsi est né Miami Memory.
Plantons le décor : une chambre à Rockaway Beach, l’une des plages du Queens, à New York. Alex Cameron chantonne au piano, s’arrêtant pour noter paroles et idées sur des Post-it qui tapissent bientôt le mur de la pièce. Sur le lit, Jemima Kirke, plongée dans un livre, ou bien occupée à écrire ou à peindre. “Et ça, tu aimes bien ?”, lui lance-t-il régulièrement, jetant à la poubelle si le couperet “non” tombe. “Puis c’est devenu une collection de morceaux pour elle. C’est ce que j’ai toujours voulu faire : écrire un album d’amour. J’ai réussi naturellement !”
Car l’histoire n’est plus vraiment un solo, ni un duo… Depuis 2016, l’année de la réédition de son premier album Jumping the Shark par le label américain Secretly Canadian, Alex Cameron et Jemima Kirke ne se quittent plus beaucoup. C’est elle, fan du disque, qui lui écrit. La rencontre a lieu, l’amour aussi. Pour celles et ceux qui ne resitueraient pas : Jemima Kirke jouait l’excentrique et bohème Jessa dans Girls, la série de son amie Lena Dunham. “Elle m’a immédiatement proposé de faire des clips, raconte Alex Cameron. Elle est unique en son genre, devant et derrière la caméra ! Elle est très précise. Rien n’est laissé au hasard, elle bosse énormément.”
De la musique au look, exploration artistique sur tous les fronts
La première collaboration est également sa préférée (et la nôtre !) : Stranger’s Kiss, clip qui voit Jemima Kirke, grimée en Alex Cameron, le chercher dans tout New York, photo à la main, belle métaphore des âmes sœurs. Suivront des vidéos pour Studmuffin96, Marlon Brando et Miami Memory, cette dernière tournée par Alex lui-même et dans laquelle le couple imagine une mise en scène en référence à l’artiste queer new-yorkaise des années 1980 Greer Lankton et son mari Paul Monroe.
Disons-le tout de go : Jemima et Alex forment le nouveau couple le plus glamour, le plus créatif, le plus cool de New York !
Alex Cameron a affirmé un tournant “arty”, au sens où la musique n’est plus la seule à compter. Virage que l’on pouvait pressentir dans ses premiers clips, qui dévoilaient un grand échalas – encore blond, les cheveux longs – dans des chorégraphies étranges et si grandiloquentes qu’elles semblaient en parodier d’autres, d’autres attitudes, sans que la référence soit très claire : le corps presque plié en deux, la moue sérieuse, les jambes arquées, les bras exécutant de grands gestes, repoussant des choses invisibles, les cheveux se balançant, des lunettes noires masquant parfois son regard.
Le jet-lag était déjà là, et arrosé de bourbon. “Mes parents m’ont appris à danser dans les mariages. Mon père utilisait ses mains et ses épaules ; ma mère, ses pieds et ses hanches. Je crois que je fais une combinaison des deux.”
La tendance à l’exploration sur tous les fronts n’a jamais cessé : des textes aux compositions en passant par son look, son attitude, ses clips, les pochettes de ses albums, ses lives, ses interviews, rien n’est laissé au hasard. Mais toujours avec cet air de ne pas y toucher, de ne pas vraiment fournir d’efforts. La définition même du cool ? Un comble pour celui qui se projette en loser magnifique (revoir l’histoire du stade, de la mouche et du cendrier), et qui a connu pas mal de galères.
Looser magnifique
En 2014, après avoir fait partie du groupe Seekae, Alex sort tout seul comme un grand Jumping the Shark, un premier album solo de chansons au synthé dans la lignée d’un John Maus, mais qui passe inaperçu. En 2016, un brin désespéré et désormais accompagné du fidèle Roy, il écrit au tourneur français Super !. “Je leur ai balancé le disque en leur expliquant que j’accepterais n’importe quelle date même si elle n’était pas payée.”
Il se retrouve programmé au club parisien Silencio en after-party du festival Pitchfork. “Paris a été le premier succès, bien avant Sydney !” Jonathan Rado, leader de Foxygen, est présent ce soir-là et se prend une claque. Il décide de l’embarquer en tournée.
“C’était fun de ne pas être dans le contrôle. Peut-être que je ne suis pas un control freak finalement”
Voici lancés un disque, un début de carrière et une belle amitié, puisque Jonathan Rado coproduit Forced Witness, le deuxième album de Cameron, et produit intégralement Miami Memory. “Je voulais ressentir ce que ça faisait de donner le droit à quelqu’un d’enregistrer mes morceaux. Je l’ai laissé prendre toutes les décisions. Tous les artistes que je connais étouffent les choses et retirent tout l’air de la poupée. Je ne veux pas tuer ce que je fais. Je veux être là et tirer du plaisir de ce que je fais. C’est ma réponse au fait d’être un control freak. C’était fun de ne pas être dans le contrôle. Peut-être que je ne suis pas un control freak finalement. Roy, tu crois que je le suis ?”
Roy : “Pas un freak, non.” “Un control alors ?”, réplique Alex. Et Roy de lui rétorquer : “Disons que tu as retiré ton contrôle de la situation d’une façon très contrôlée.” L’enregistrement s’est fait dans le studio de Jonathan Rado à Los Feliz, quartier de Los Angeles, le même qui a vu se créer Titanic Rising d’une autre grande artiste de notre temps : Weyes Blood – qu’Alex Cameron admire énormément et qu’il avait invitée à faire des chœurs sur Forced Witness (un tout petit monde !).
Un disque plus intime que les précédents
Autre nouveauté de Miami Memory, et pas des moindres : l’auto-exploration. Sur ses deux premiers albums, Alex Cameron se mettait dans la peau d’outsiders, de freaks, de sombres idiots machos et homophobes (voir le titre Marlon Brando qui en a dérouté plus d’un.e, certain.e.s ne comprenant pas que Cameron explorait les psychés les plus retorses).
L’Australien parle désormais de sa propre vie. “Je me suis dit que, si j’avais la prétention de me dire songwriter, je devais mettre la lumière aussi sur moi et pas que sur des personnages. Je voulais me prouver que je pouvais le faire, que je pouvais me diversifier. Et puis, ça sera toujours intéressant et gratifiant si je suis capable de me prendre comme sujet, sans mascarade.”
“Ça sera toujours intéressant et gratifiant si je suis capable de me prendre comme sujet, sans mascarade”
Ce qui ne l’empêche pas de rendre hommage, sur Far from Born Again, à ses amies travailleuses du sexe, que l’on retrouve d’ailleurs dans le clip. “Je veux parler de tous ces sujets finalement très peu traités parce que l’on n’ose pas, qui sont tabous, et qui sont pourtant là sous nos yeux et qui sont tout aussi légitimes que d’autres !”
La réflexion sur les notions de féminité et de masculinité infuse l’œuvre de Cameron, personnage dont l’androgynie rappelle celle d’un David Bowie, auquel on l’a d’ailleurs beaucoup comparé à ses débuts – ce qu’il trouve parfaitement stupide vu la dimension iconique du personnage.
De son enfance en Australie à son coup de cœur pour Miami
“La masculinité a eu beaucoup de place dans ma vie. J’ai grandi dans une ferme australienne avec des fermiers et des animaux, puis à côté d’une plage dans un environnement très compétitif, très masculin. L’Australie est masculine. Il y a vraiment ce type de mecs obsédés par la force, la belligérance, le pouvoir. Ne pas écrire sur ça aurait été bizarre. Les gens évitent le sujet et je trouve ça dingue.”
Là réside le décalage pouvant conduire à un léger quiproquo : Alex n’approuve pas, ne juge pas non plus, fait de ses textes des nouvelles de fiction, explorant l’humanité dans toute sa noirceur, sa complexité, ses faux-semblants, ses amours et ses haines, sur des mélodies naviguant entre mélancolie et tube tapageur, tricotant le beau et le laid jusqu’à ce que l’on ne sache plus très bien les distinguer (mais a-t-on jamais su ?).
Il crée une œuvre toute dédiée au sublime dans son acception la plus romantique, inspirée entre autres par la ville de Miami qu’il adore, son architecture Art déco, son bord de mer, son bling-bling, ses sombres histoires de drogue. Alex Cameron a le don de ravir et d’agacer, de dégoûter et d’enivrer. “La musique emphatique va bien avec les textes sombres. C’est la BO de la vie après tout, non ?”, répond-il lorsqu’on évoque la dimension cheesy de certains titres.
Un grand angoissé
La fêlure l’habite, et c’est d’elle qu’il tire la force qui le pousse à se battre contre une industrie peu reconnaissante et peu encline à miser gros sur un cheval aussi étrange. “Je déteste les mecs qui se plaignent de l’industrie musicale, de la crise du disque, assène-t-il. En 1994, on est parti du principe que des gens voudraient dépenser 30 balles pour un CD. Aussitôt que le jeu a changé, la musique est devenue accessible, personne n’a su mettre de prix dessus.”
“Avant, on n’avait pas à ‘vendre’ des disques, les gens en achetaient tout simplement. Et maintenant, soudain, il faut les ‘vendre’. C’est absurde et ce n’est pas notre boulot.”
Boulot ? On a bien dit boulot ? “La clé est de ne jamais perdre de vue qu’il s’agit d’un métier, justement. On doit s’assurer d’être payé si on veut continuer à composer, enregistrer et se produire.” Roy ajoute, pragmatique : “Sinon je vais devoir retourner conduire un bus, moi.”
Les deux compères parlent suffisamment de thunes pour que l’on imagine bien qu’à un moment elle a dû cruellement manquer… Puis s’esclaffent un bon coup et détendent l’atmosphère.
“On doit s’assurer d’être payé si on veut continuer à composer, enregistrer et se produire.”
“Je continue à faire ce que je fais parce que c’est la seule chose qui me stabilise émotionnellement, chimiquement. C’est mon équilibre”, explique Alex Cameron, le grand angoissé.
En attendant de se payer la maison dont il rêve à Miami (“et d’être englouti par les océans”, précise-t-il, partageant ainsi la même frayeur du désastre écologique que Weyes Blood), l’Australien – qui ne retourne plus guère dans son pays que pour un mariage ou un enterrement (problème de thunes, là encore) – poursuit son exploration identitaire.
Dans un mouvement d’une fluidité très actuelle, il campe tantôt un Alan Vega, un Bruce Springsteen, un David Bowie, un Elvis Costello, un Lou Reed, une Jemima Kirke, un personnage de Twin Peaks, un autre des Simpson, une travailleuse du sexe, une mère divorcée, un vieux macho, un marcel blanc, un mouvement du bras, un déhanché, une guitare, un synthé, un saxophone, qui “sonne comme une déchirure”.
Celle de l’enfant Alex qui ne parvenait pas à s’endormir, terrifié à l’idée d’être submergé par une catastrophe naturelle ou tué par des cambrioleurs. Celle de l’enfant qui trouva dans les cassettes audio qu’il se passait en boucle – apprenant ainsi la musique, à force de rewind et de replay et de repeat –, comme Aphex Twin, qu’il découvrit émerveillé à 16 ans, quelque chose qui le rassurait. Certainement le pas de côté, le chemin de traverse. La possibilité de l’Autre.
Album Miami Memory (Secretly Canadian/PIAS), sortie le 13 septembre
Concert Le 2 octobre, Paris (Trianon)
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