Le premier a une inclinaison pour le sarcasme (“Liberté”) et le second pour la transcendance (“Viendra le feu”). Rencontre avec deux cinéastes espagnols en rupture de ban.
Tous deux sélectionnés et récompensés en section Un certain regard à Cannes en mai, les cinéastes espagnols Oliver Laxe et Albert Serra partagent également la date de sortie de leur nouveau film, en salle ce mercredi. Le plus jeune, Oliver, sort Viendra le feu, son troisième film, qui suit un paysan accusé de pyromanie, tandis que son aîné, Albert, dévoile Liberté, un cinquième film qui nous plonge dans la nuit de débauche d’un groupe de nobles chassés de la cour de Louis XVI.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’occasion était trop belle de les réunir pour évoquer l’état du cinéma espagnol et leur parcours, mais aussi les connivences et les divergences de leur cinéma.
A la marge de l’industrie cinématographique espagnole
C’est dans un ancien hôtel de passe de Pigalle que nous retrouvons Albert Serra et Oliver Laxe. Un lieu qui convient plus au dernier film licencieux du premier qu’au cinéma mystique du second, mais qui illustre bien le fait que les deux réalisateurs francophiles (ils s’expriment tous deux dans un français impeccable) évoluent dans un territoire clandestin par rapport au cinéma de leur pays.
Cette clandestinité est d’abord une affaire géographique. Bien qu’Oliver soit né à Paris, il a par la suite grandi en Galice, dans le village d’où sa famille est originaire, avant de partir faire des études de cinéma à Barcelone. Albert est né à la campagne, en Catalogne. Il a pour sa part poursuivi des études de lettres avec une spécialisation en littérature française. Devenus cinéastes, les deux hommes ont toujours été à la marge du cinéma espagnol :
“Le cinéma espagnol est enfermé dans le folklorisme. Almodóvar est parvenu à en donner une forme forte et personnelle, mais le reste de la production espagnole a vraiment peu d’intérêt. Le cinéma qui se fabrique dans la capitale madrilène passe par un système de financement pourri et sans aucune rationalité. Il y a beaucoup de corruption, affirme Albert Serra. Les films d’Oliver et moi sont des coproductions avec l’étranger, ce qui est pénalisant dans le système de financement espagnol. Plus j’ai de succès, plus je deviens marginal du point de vue du cinéma espagnol. C’est paradoxal.”
>> Lire notre critique sur Viendra le feu
Oliver Laxe va dans ce sens en affirmant : “Le décalage entre le cinéma d’auteur et le cinéma de divertissement est plus fort en Espagne qu’en France. Alors que nous avons plusieurs fois été sélectionnés à Cannes, nous n’avons jamais été nommés aux Goya (équivalent des César en Espagne – ndlr). De ce point de vue, nous sommes à la périphérie du cinéma espagnol mais au centre du cinéma d’auteur mondial, tout en faisant des films décentralisés, très inscrits dans un territoire régional, que ce soit la Catalogne ou la Galice.”
L’appel de la forêt
Ce n’est donc pas un hasard si leurs deux films sont centrés sur des figures de parias. Pourtant, ils ont chacun leur façon de vivre cette clandestinité. Pour Oliver Laxe, elle est passée par un exil au Maroc le temps de deux films : le documentaire Vous êtes tous des capitaines (2010), sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, puis Mimosas, la voie de l’Atlas (2016), récompensé par le Grand Prix de la Semaine de la critique, avant un retour dans sa Galice familiale pour Viendra le feu.
Chemin inverse pour Albert Serra, puisqu’il a commencé par faire un film dans son village natal avec Honor de cavallería (2006), une adaptation libre de Don Quichotte sélectionnée à la Quinzaine des réalisateurs avant de partir vers d’autres horizons.
Il a par la suite signé Le Chant des oiseaux (2008, Quinzaine des réalisateurs), film inspiré du mythe des Rois mages, avant de se découvrir une passion pour la noblesse décadente du XVIIIe siècle dans un film tiré de la vie de Casanova, Histoire de ma mort (2013, Léopard d’or à Locarno), et surtout le magistral La Mort de Louis XIV (2016), avec un Jean-Pierre Léaud inoubliable en roi agonisant. Il poursuit ce geste dans Liberté.
>> Lire notre critique sur Liberté
Le premier point commun entre leurs films est la forêt comme lieu de déploiement du film. Si Albert Serra explique ce choix par une volonté de placer son équipe de tournage dans des conditions de travail autarcique, Oliver Laxe l’explique de façon plus spirituelle : “Pour moi, la forêt est un lieu immanent et transcendant. La nature, c’est le tout, l’absolu, un désir d’extase mystique et de silence.”
Des références résolument différentes
Lorsqu’il s’agit d’évoquer leurs maîtres, Oliver cite en toute logique Robert Bresson et Andreï Tarkovski, le cinéaste de la transcendance par excellence : “Tarkovski m’a permis d’avoir confiance quant à ce rapport entre le sacré et l’art. Il a su montrer des choses que je sentais sans pouvoir mettre le doigt dessus, comme par exemple le cinéma comme prière ou comme vénération.”
“Mais je m’en détache aussi parce que Tarkovski est mort à cause du cinéma. Il n’a pas su arrêter à temps, c’est devenu un peu un monstre avec le temps. Mais comme lui, je sens que derrière le monde matériel il y a un monde spirituel, et le cinéma peut explorer la frontière entre ces deux mondes. Pour moi, le cinéma est comme un bâton qui me sert pour marcher. Mais je vois le moment où je pourrai voir et marcher sans bâton, et où j’arrêterai de faire du cinéma.”
“Je sens que derrière le monde matériel il y a un monde spirituel, et le cinéma peut explorer la frontière entre ces deux mondes” (Oliver Laxe)
A cette posture quasi messianique, le dandy Albert Serra préfère un positionnement plus sarcastique et iconoclaste : “Moi j’aime le trash !, s’exclame-t-il. Si je devais citer des maîtres, j’évoquerais plutôt certains films d’Orson Welles, mais aussi Karl Lagerfeld ou Andy Warhol. J’aime l’ironie et je suis fasciné par l’autodestruction et le chaos. Par exemple, le fondateur de Ryan Air, Michael O’Leary, dit : ‘I don’t give a shit if no one likes me’ (‘je m’en fiche si personne ne m’aime’).”
“Cette affirmation est pour moi une formidable déclaration de liberté. J’aime l’idée qu’on assume le risque de l’absence d’amour de l’autre, en affirmant par là sa propre singularité. Le danger qui guette l’art est trop souvent le manque d’audace et la peur de l’échec. Le désir d’amour des autres est une forme d’autocensure.”
Une société occidentale en crise
Une posture de provocateur qui effraie un peu Oliver Laxe : “Ton dernier film est irresponsable dans sa façon d’exciter nos instincts les plus charnels”, lui dit-il. “Ah, j’aime que tu me dises ça !”, lui rétorque Albert, amusé.
“Même si mon film est très crépusculaire, il a été fabriqué de façon ludique, joyeuse et vraiment drôle par moments” (Albert Serra)
Cinéma de l’élévation spirituelle contre nihilisme punk, les œuvres des deux réalisateurs espagnols se rejoignent pourtant dans leur constat d’une Europe au bord de la chute, une forme de prescience de la fin de la civilisation européenne. Par le feu ou la débauche sexuelle, leurs deux films s’acheminent vers la mort et l’absence de fécondité et de renouvellement.
Un cinéma de la fin du monde qu’Albert Serra revendique par la force de l’inconscient collectif : “Cette sensation est dans le monde aujourd’hui. C’est dans l’atmosphère des images et cela arrive de façon assez naturelle sur le plateau. Même si mon film est très crépusculaire, il a été fabriqué de façon ludique, joyeuse et vraiment drôle par moments. C’est paradoxal quand on voit à quel point les images tournées sont imprégnées d’un malaise, mais ce malaise est pour moi celui de la société occidentale dans son ensemble.”
{"type":"Banniere-Basse"}