Elliott Smith est décédé il y a 20 ans, le 21 octobre 2003. Nous l’avions rencontré quelques mois après la sortie de son classique XO, en 1998. L’occasion de confirmer l’incroyable richesse de son songwriting et de reluquer le tatouage qui orne son biceps : un taureau qui aime renifler les fleurs. Une métaphore qui sied parfaitement à cette brute poète, perdant magnifique parachuté malgré lui à Hollywood.
Aujourd’hui, malgré un début de petite gloire, rien ne semble avoir changé dans la vie d’Elliott Smith : aucun signe apparent de richesse dans l’appartement gentiment bordélique qu’il partage dans une rue neutre de Brooklyn. Humble et d’un réalisme régulièrement glaçant, il reçoit en bas de chez lui, dans une taverne irlandaise, sombre boui-boui que l’on jurerait, de l’extérieur, fermé depuis la prohibition. Mais Elliott Smith y possède ses habitudes avec un barman qui n’a plus ni âge ni forme. « C’est une annexe de mon appartement », annonce le ténébreux songwriter, au fur et à mesure que les verres vides s’entassent sous une photo d’un héros local, le légendaire joueur de base-ball Babe Ruth.
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Timide et recroquevillé sur sa chaise, Elliott Smith est l’antithèse de l’arriviste, du gagneur. Lui qui est devenu le chouchou déglingué d’Hollywood Courtney Love ne se déplace jamais sans sa casquette Elliott Smith paraît à des années-lumière de toute idée de pression, de carrière, d’ambition.
La première fois qu’on a croisé Elliott Smith, on ne l’a même pas vu : impossible de distinguer sa plume si élégante dans le rock désespérément banal de Heatmiser, groupe de fin de série grunge. Si bien que le jour où une main charitable nous envoya son premier album Roman candle (1994), où voltigeait déjà le magnifique Condor Avenue, on crut que le biographe se moquait de nous : comment pouvait-on aussi rapidement passer du cambouis à la dentelle, d’une guitare de bûcheron tâcheron à celle, sèche et romantique, d’un tendron ? La même main, que l’on devrait décidément serrer plus souvent, envoya ensuite Elliott Smith (1995), deuxième album où l’on voyait Elliott Smith, la mine patibulaire, renifler un bouquet de marguerites : une assez belle métaphore pour cette musique échappée de la brutalité gratuite, pour ce songwriting évadé du métal rouillé.
Mais c’est avec son troisième album, l’époustouflant Either/or (1997) qu’Elliott Smith s’invitait en grande pompe dans la discothèque rêvée. Sur des mélodies tellement belles que personne n’avait encore eu l’outrecuidance de les tripoter, l’Américain tatoué comme une brute chantait sa fragilité dans un des plus étonnants contrastes jamais envisagés entre la luminosité des musiques et la noirceur des textes. Elliott Smith dit alors qu’il voulait être à la fois Paul McCartney et John Lennon : cet album sublime nous fit comprendre qu’il n’y avait là aucune de ces rodomontades à l’anglaise.
Le bouche à oreille commença alors sa ronde considérable, le fan-club s’élargissant de jour en jour, pour un panel des plus hétéroclites, ralliant de Hole à Beck, de Radiohead à Belle And Sebastian. Parmi eux, un concitoyen et vieil ami d’Elliott Smith, lui aussi issu de la scène anti-folk de Portland, dans l’Oregon : le réalisateur Gus Van Sant, dont les propres disques, méconnus, valent également un détour prolongé. Pour la bande-son de son Good Will Hunting, il choisit quatre chansons d’Elliott Smith, auquel il réclama également un inédit – Miss Misery, générique du film - et une collaboration aussi courte qu’époustouflante avec Danny Elfman, le compositeur attitré de Tim Burton. Le grand public américain découvrira Elliott Smith à cette époque : une petite chose pathétique engoncée dans un costard étrange venue chanter Miss Misery à la soirée des Oscars de mars 98, où son titre est en compétition dans la catégorie de la « meilleure chanson d’un film de l’année », face à Céline Dion qui l’emportera dans le sillage du Titanic ou le velu Michael Bolton. Dans la foulée, l’inconnu de Portland se fera recruter par le légendaire Lenny Waronker chez DreamWorks, le label fondé par les titans Spielberg et Geffen.
Philosophe, il sait qu’on est venu à ses chansons par hasard, qu’elles n’ont rien demandé à personne et qu’elles se retrouveront bientôt seules, comme avant. On pourrait le décrire comme un loser, mais il ne faudrait pas oublier l’adjectif que Leonard Cohen a greffé à jamais au mot : beautiful loser.
Elliott Smith - La pression, je ne la ressens pas. Même le soir de la cérémonie des Oscars, je n’arrivais pas à imaginer que c’était de moi qu’on parlait en des termes si élogieux. C’est un milieu auquel je ne peux pas appartenir, ça a été une expérience irréelle. Je m’y sentais comme une bête de foire, le monstre de service. Ce fut comme un très étrange trip à l’acide.
Gus Van Sant est lui aussi originaire de Portland. Y étiez-vous amis ?
Il enregistre des chansons folk un peu tordues à la maison, je le connaissais donc en tant que chanteur plutôt qu’en tant que réalisateur. On échangeait nos petits secrets, comment enregistrer à la maison sans un rond et sans matériel… Si un gros ponte d’Hollywood m’avait proposé d’utiliser mes chansons, j’aurais refusé. Mais je connaissais la créativité de Gus, la relation était plus sentimentale que professionnelle. J’étais certain qu’il ne chercherait pas à me manipuler. Quand j’ai été nominé aux Oscars, toute la presse professionnelle du cinéma m’a interviewé, me demandant sur quels autres films j’allais travailler. Soudain, je devenais un pro de la bande originale, alors que ce n’est qu’un hasard… Même si, pour cette BO, j’ai pris plaisir à enregistrer ma chanson Behind the bars avec un orchestre à cordes dirigé par Danny Elfman, je n’ai aucune envie de composer pour le cinéma. Et puis, je n’ai aucune envie de dialoguer avec Hollywood. Je ne veux pas voir mon nom au générique de Terminator 7 (rires)… Je déteste les films d’action, je n’aime même pas l’action. Je veux juste continuer à écrire des chansons qui me touchent.
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Comment as-tu vécu le succès de la chanson Miss Misery ?
Comme une injustice. Pourquoi moi ? La plupart des gens que je connais dans des groupes écrivent des chansons qui méritent au moins autant que celle-là de grimper dans les charts. On ne les laisse même pas les enregistrer alors que quand j’allume la radio, je n’entends que des chansons qui ne méritent pas d’être là. Je ne veux pas que les miennes les fréquentent. Je ne compte que pour du beurre dans mon succès, d’autres ont décidé pour moi. Moi, j’étais heureux d’enregistrer mes petits albums pour de minuscules labels de mon coin. Il y a un avantage à disposer de moyens aussi réduits : comme je n’avais que quatre pistes à la disposition de mes chansons, chaque piste devait être utilisée à bon escient. Et puis ça limite le nombre de décisions à prendre. Face aux choix, je suis certain que je finirais par me perdre. Si ça ne tenait qu’à moi, je continuerais d’enregistrer mes disques à la maison.
Peut-on enregistrer pour le géant DreamWorks tout en ayant aussi peu d’ambition’
Je n’ai jamais envoyé la moindre cassette à une maison de disques et ça ne change rien pour moi si mes disques sont maintenant distribués dans le monde entier : je continue de faire mes chansons, elles se fichent pas mal de savoir qui va les vendre. Ma seule satisfaction, c’est de ne plus devoir travailler sur des chantiers de construction. Et en même temps, j’ai un peu honte, je sais que je ne mérite pas de vivre de ma musique. J’avais déjà eu ce problème de conscience quand mon groupe précédent, Heatmiser, avait signé contre mon gré avec une grosse maison de disques. Je voulais quitter le groupe, je pensais en être soudain dépossédé. Mais les autres musiciens avaient déjà budgété ce qu’ils allaient faire de cet argent et moi, j’ai été obligé de suivre pour ne pas les décevoir, pour ne pas passer pour le rabat-joie.
Dans ce groupe au rock musclé et rustaud, jouais-tu parfois un rôle ?
Oui. Mais ça ne me dérangeait pas de jouer ce rôle car si, musicalement, je détestais la plupart de leurs chansons, je les aimais beaucoup en tant qu’êtres humains. Secrètement, je rêvais d’infléchir la ligne musicale du groupe, mais je n’en ai jamais eu la force. Alors je me suis mis à enregistrer mes chansons tout seul… Pourtant, avec Heatmiser, j’écrivais et je chantais la moitié des titres. Mais ce que les autres faisaient subir à mes chansons m’était insupportable, ils les transformaient en hymnes rock. Il fallait vraiment que je les aime pour rester (rires)… Et d’un autre côté, je n’avais pas suffisamment confiance en moi pour chanter et jouer seul. Jusqu’à il y a un an, je détestais ma voix, je ne la contrôlais absolument pas. Je ne suis d’ailleurs toujours pas convaincu par mon chant.
Qu’est-ce qui a fini par te donner la confiance nécessaire ?
J’avais commencé à écrire ce genre de chansons vers 14 ans, mais elles ne sont pas sorties de ma chambre pendant des années. J’étais certain d’être humilié, montré du doigt si qui que ce soit les entendait. Dans la scène où je gravitais, personne ne faisait ça, on ne parlait jamais de guitare sèche chez les punks, tout le monde écoutait les groupes du coin, Nirvana ou Mudhoney. J’étais un trouillard qui refusait de quitter le troupeau. C’est ma copine de l’époque qui m’a tanné pour que je sorte un single. Elle a envoyé une cassette à un label de là-bas, Cavity Search. Ils m’ont rappelé et m’ont dit « Super, on veut les sortir ! Mais lesquelles vous voulez mettre sur le single ? Toutes, on va faire un album ! » Sans ce premier album, je n’aurais jamais osé faire des concerts. Et je n’en aurais pas souffert : je ne cherche pas à être reconnu, je n’ai jamais eu de posters de pop-stars dans ma chambre. A vrai dire, j’ai toujours détesté les paillettes. Enfin, regardez-moi : comment pourrais-je me prendre pour une star ?
Qu’est-ce qui t’a poussé à composer ce genre de chansons à 14 ans ?
A cet âge-là, les seuls musiciens que je trouvais n’avaient qu’une idée en tête : jouer des reprises. Moi, j’étais déjà sorti de ça, je prenais la musique au sérieux depuis longtemps, j’étais déterminé. A l’âge de 5 ans, je voulais déjà être bassiste. La faute du White album des Beatles. Comment ne pas avoir envie de devenir bassiste quand on entend Helter skelter ? Ce son m’a traumatisé.
Envies-tu parfois la facilité d’écriture d’autres songwriters ?
C’est un sentiment dont je ne suis pas très fier, mais je ressens une incroyable jalousie quand j’entends certaines chansons des trucs d’Alex Chilton, de John Lennon, de Leadbelly. Je leur en veux à mort de m’interdire de pouvoir un jour écrire cette chanson-là. Ça m’arrive moins souvent avec mes contemporains à part peut-être Quasi, Beck ou Sebadoh. Ils sont parmi les seuls groupes que je fréquente, je viens d’ailleurs de tourner avec Beck, j’aime la façon dont sa cervelle fonctionne (sourire)… Sinon, même si je fais de gros efforts pour être une bonne personne, je suis plutôt asocial. Ma copine Mary Lou Lord (pour qui Elliott Smith a récemment composé) est capable de parler à des gens pendant des heures entières à la fin de ses concerts. Moi, je m’enfuis dès que possible. Je n’arrive pas à parler à plus d’une personne à la fois. Dans un groupe, je suis celui qui ne dit rien et qui fait tout pour qu’on ne le remarque pas, pour qu’on le laisse tranquille.
On a souvent associé ton nom à celui d’autres mavericks américains, comme Lambchop ou Sparklehorse. T’aident-ils à te sentir moins seul ?
C’est comme à la Sécurité sociale : mon dossier s’est perdu et il a été mis dans le même casier que tous les autres inclassables. Je n’ai rien en commun avec ces groupes, je déteste les styles comme le genre nouvelle country. C’est pour ça que j’aime tant composer des chansons : elles naissent sans style. Après, le ciment prend et elles se figent dans un genre, elles ne m’intéressent plus, elles sont mortes dès qu’elles sont enregistrées.
En plus, ma sensibilité est plus pop que la leur. Ça me fait rire d’être étiqueté lo-fi, moi qui ai grandi en écoutant les productions de George Martin. Je ne comprends pas ces gens qui disent préférer la lo-fi à la hi-fi. C’est comme dire : je préfère le français à l’espagnol. Certaines choses sont plus faciles à dire en français, d’autres le sont plus en espagnol.
Il ne peut pas y avoir de hiérarchie de langues. Moi, je voudrais pouvoir être Lennon et McCartney à la fois je dis ça sans illusion, comme je dirais « Ça serait chouette de devenir Superman. » Je ne comprends pas qu’au sein des Beatles, on veuille séparer la facette Lennon de la facette McCartney, que l’on soit suffisamment manichéen pour penser que ça se résume à une lutte entre les ballades mièvres et les chansons âpres. Les deux marchent parfaitement ensemble. A 5 ans, je suis allé pour la première fois passer des vacances chez mon père, après le divorce de mes parents. A l’époque, il était hippie, il revenait du Vietnam et était une véritable énigme pour moi. Car je venais de Dallas, une ville blanche, religieuse, cul-serré et white-trash où ce genre de personnage n’existait pas. Dans mon quartier, la seule ambition était de gagner plus d’argent que le voisin pour acheter une voiture plus grosse que la sienne. Et mon père habitait Los Angeles, il écrivait des chansons sur ce qu’il connaissait les courses de chevaux, les trafiquants de drogue et collectionnait les disques. Je le trouvais vraiment bizarre, je pensais même qu’il avait une dégaine de gonzesse. Si bien que j’étais sur la défensive. En plus, je craignais toujours qu’il arrive quelque chose à ma mère pendant que j’étais à Los Angeles. C’est pendant ces premières vacances en Californie que je suis tombé amoureux du White album. Du côté de ma mère, on n’écoutait pas cette musique. Ils étaient pourtant tous musiciens, jouaient dans des big bands où ils reprenaient Gershwin, des ballades jazzy, des vieux trucs comme Moonriver… Mon grand-père était batteur, il a joué dans des groupes Nouvelle-Orléans où sa femme chantait. Gamin, ça m’ennuyait à mourir. Ils m’ont pourtant forcé à prendre des cours de piano, plaçant des espoirs colossaux sur moi. Mais très vite, tout ce qui m’intéressait, c’était le rock, puis le punk. Des Beatles, je suis passé à Clash puis à Bauhaus. Le nouveau mari de ma mère détestait mes disques, il a tout fait, pendant des années, pour m’empêcher d’acheter une guitare. C’est mon père, pendant mes rares vacances, qui m’apprenait la guitare : je lui dois de savoir jouer Don’t think twice, it’s alright de Dylan.
Ta famille était-elle considérée comme bizarre au Texas ?
On ne faisait pas de vagues pour se fondre dans la masse : tant qu’on n’était ni noirs ni homos, on nous fichait la paix. Jouer de la musique, c’était déjà suffisant pour passer pour une famille de barjots. On nous regardait de haut : comment pouvait-on consacrer autant de temps à une chose aussi inutile que la musique ? Pourquoi se fatiguer quand ça ne rapporte rien ? C’est pour ça que lorsque je vois le dessin animé King of the hill (la fantastique et cruelle nouvelle série de Mike Judge, le créateur de Beavis & Butthead, qui met en scène une famille white-trash des banlieues de Dallas), ça me fait rire jaune : c’est ma vie qui est montrée du doigt, ça remue des souvenirs douloureux. On y vit et on y meurt dans quelques kilomètres carrés, sans jamais en sortir, sans jamais arrêter de travailler, en ne croisant que des gens qui vous ressemblent. Mon grand-père, qui a 70 ans, bosse encore. Je m’y ennuyais à crever. Mais ce n’est que le jour où j’ai claqué la porté, à 14 ans, que je me suis rendu compte que des gens vivaient différemment, que le monde était plus intéressant et riche que la banlieue sud de Dallas. Je ne peux pas entrer dans le détail, car ça ferait souffrir ma mère, mais il fallait que je parte. Je ne pouvais plus rester dans la même maison que mon beau-père.
Comment es-tu passé, dans un milieu aussi fermé à la culture, des Beatles à des groupes punks assez obscurs ?
Heureusement, il y avait mon professeur de piano. Il avait une vingtaine d’années et composait des pièces de piano d’avant-garde, se passionnait pour la musique tonale et la dissonance. Ce qu’il jouait me paraissait un affreux vacarme mais, au moins, il m’a communiqué sa foi en la musique. J’ai commencé à acheter des disques dont je ne parlais à personne, je passais des journées entières à les écouter dans ma chambre : il n’y avait aucune tristesse, ça me rendait fou de joie. C’était comme des tours de magie dont j’essayais de percer les secrets. De toute façon, je n’aimais pas beaucoup sortir, je parlais très peu. Quand je sortais, il y avait systématiquement des bagarres.
Comment un gamin du sud-est s’est-il retrouvé au nord-ouest, à Portland ?
Mon père a fini par quitter la Californie et je l’ai suivi à Portland. Ce qui m’a immédiatement frappé, c’est que personne, dans la rue, ne cherchait à se battre avec moi. Ça a été un immense soulagement après le Texas. En plus, il y avait une scène rock passionnante, avec des groupes comme Hazel, les Wipers.
Ton père, en plus d’être hippie, était psychiatre. Lui servais-tu de cobaye ?
Heureusement, il n’a jamais vu mes dessins d’enfant (rires)… J’aurais bien aimé faire le même travail, j’ai beaucoup lu sur le sujet Freud notamment. Mais bon, je ne suis pas le genre de type qui devient psychiatre ou psychologue, je n’ai pas assez à offrir aux autres. Gamin, je voulais être mathématicien, mais je me suis rendu compte que je ne pourrais jamais me mettre à mon compte, qu’il me faudrait travailler pour une entreprise ou un organisme. Je me suis tourné vers ma seule passion : la musique. Je voulais comprendre pourquoi certaines chansons me bouleversaient à ce point. Alors je les ai démantibulées, observées sous toutes les coutures, avec l’espoir de trouver un mode d’emploi pour les miennes.
Ecrivais-tu déjà ?
Les mots, ce n’est devenu un plaisir que beaucoup plus tard… Moi, je ne fais pas de musique pour me cacher, ça ne me dérange pas si les paroles révèlent des aspects de ma personnalité. Je ne peux plus supporter les disques retenus, vides, inoffensifs. Je me suis vite rendu compte, en devenant adulte, que le talent poussait très mal sous les projecteurs, que les gens que j’admirais étaient forcément dans l’ombre… Je m’entraîne donc à être seul et méprisé, à être écrabouillé par le futur. Si je me prépare, je ne serai pas déçu. Ce n’est pas du pessimisme : je sais ce qui va m’arriver et je ne me plains pas. J’en ai marre qu’on me trouve sombre et mélancolique. Je préférerais franchement écrire des chansons joyeuses… Depuis quelques années, je sortais avec une fille dont j’étais fou amoureux. Et puis j’ai décidé que j’en avais assez de Portland, que j’y tournais en rond et je suis venu vivre à New York… Je voulais savoir si j’étais capable de vivre seul, j’avais besoin d’un test. Je voulais vivre dans un endroit où je pourrais être anonyme car à Portland, je connaissais trop de gens, j’étais embourbé dans mes habitudes. Avec ma copine, nous nous sommes alors séparés et là, j’ai l’impression que, pour la première fois de ma vie, je me suis fait avoir par ce mythe du beautiful loser… Je buvais plus que de raison, je me baladais à pied dans les tunnels du métro, je faisais celui qui se fiche de tout, qui n’a plus rien pour le retenir sur terre… Heureusement, des amis m’ont secoué, je leur faisais peur alors que moi, je ne me rendais plus compte de rien. J’étais malheureux et je voulais mourir. Alors j’ai essayé de me suicider (silence)… Mes amis m’ont forcé à suivre un traitement contre cette dépression qui n’avait rien à voir avec la drogue, dont je m’étais déjà débarrassé à Portland.
Comment luttes-tu contre la dépression ?
Mon problème est que j’ai beaucoup trop de temps libre. Ecrire des chansons, ce n’est pas un emploi à plein temps… Alors je rumine. J’espère franchement que le futur me donnera de quoi être nostalgique plus tard parce que pour le moment, il n’y a pas grand-chose dont je puisse me souvenir avec tendresse. Pour tuer l’ennui, j’écris, j’essaie de maintenir mon cerveau en activité en pensant constamment à des chansons. Si je m’ennuie, je commence à boire et à devenir méchant. Je dois combattre ce désoeuvrement en permanence. Je trouve beaucoup d’idées en me baladant dans la rue ou dans le métro. Quand je suis dans les bars aussi, où je remplis mes carnets de mots : pas pour les utiliser plus tard, juste pour me purger, pour me débarrasser d’idées qui me pourrissent le cerveau. Une fois que ces idées se retrouvent sur le papier, elles me laissent tranquille. J’ai essayé d’écrire des nouvelles, mais elles sont atroces. J’ai un grand amour dans ma vie : les chansons. Je n’ai pas envie d’être un mauvais amant en peignant ou en écrivant des livres.
Ecrire, ce n’est donc qu’une échappatoire, pas un plaisir ?
La créativité est forcément le résultat d’un problème. Il y a, c’est certain, un manque dans ma vie. Mais mes chansons ne sont déprimantes que si on trouve les gens et la vie déprimants. Si on trouve mes textes aussi tristes, c’est sans doute parce que dans le rock, on triche, on fait semblant. Quand je me traite de merde dans une chanson, c’est quelque chose que je me dis régulièrement : ce n’est pas déprimant, juste honnête. Pourquoi interdire l’accès de ce genre de sentiments aux chansons ? Je fais de la musique et d’autres personnes gagnent de l’argent avec. Quand la source sera tarie, ils me jetteront. Mais je ne vais pas pleurer, je n’ai jamais eu besoin de compliments. Les gens ne sont jamais justes, j’ai été maltraité, mais j’en ai l’habitude. Je tiendrai jusqu’à ce que je ne puisse plus encaisser.
Peux-tu nous expliquer l’histoire de ton tatouage ?
C’est Ferdinand, le personnage d’une histoire pour enfants. C’est le seul taureau qui aime sentir les fleurs et quand le matador vient choisir les bêtes de combat les plus virulentes dans le pré, il repère Ferdinand. Le pauvre vieux vient de se faire piquer par une abeille en reniflant une fleur et il saute dans tous les sens. Il est donc sélectionné pour la corrida, car tout le monde croit qu’il est le plus brutal. Mais dès le début du combat, les spectateurs lancent des fleurs dans l’arène et lui se baisse pour les sentir : il ne se rend même pas compte qu’il est censé se battre. Dépité, le matador le ramène dans son champ, où il vit vieux et heureux parmi les fleurs. On le prend pour un simplet, mais il a réussi à passer à côté d’une mort certaine. On le prend pour un raté parce qu’il refuse la bagarre, mais je sais que ce n’est pas vrai. Il veut juste vivre hors du système. Je me reconnais beaucoup dans Ferdinand.
Elliott Smith, XO (DreamWorks/Universal).
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