Le dandy catalan filme un large éventail de pratiques sexuelles au cœur du XVIIIe siècle et provoque un puissant sentiment d’envoûtement.
“Cendre de lune, petite bulle d’écume, poussée par le vent, je brûle et je m’enrhume« , au cœur des années 1980 et au travers de deux clips flamboyants de Laurent Boutonnat (Libertine I et II), Mylène Farmer scellait dans nos imaginaires le mariage du libertinage et de la noblesse déclinante du XVIIIe siècle. Liberté, cinquième film du cinéaste catalan et dandy Albert Serra, Prix spécial du jury d’Un certain regard cette année, reconduit cet érotisme baroque et lui offre une nouvelle nuit de noces. Une poignée de nobles, catins et libertins, bannis de la cour puritaine de Louis XVI, s’y adonnent au programme évoqué par la chanteuse : « fendre la lune, baisers d’épine et de plume ».
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Désirs de soumission, d’emprise et de destruction
Prolongement d’une pièce de théâtre montée au printemps 2018 à la Volksbühne à Berlin et de la passion d’Albert Serra pour la noblesse décadente du XVIIIe, Liberté obéit au principe des trois unités du théâtre classique. Lors d’une nuit infinie et sous les frondaisons d’une futaie où sont disséminées des chaises à porteurs, Comte, Madame de et Duc se livrent à l’éventail des pratiques sexuelles. Branlette, bondage, ondinisme, sodomie, flagellation, bouffage de cul et fessée s’y déclinent à plusieurs, selon une géométrie humaine systématiquement composée d’un.e actif.ve, d’un.e passif.ve et d’un ou plusieurs voyeurs.
Pourtant, la quête du film n’est pas la jouissance de ses membres, de ses acteurs, en partie amateurs, ou du spectateur. Ou plutôt, dans une perspective sadienne, si d’extase il est question dans Liberté, elle est liée à une pulsion de mort. Jouir c’est mourir. Prolonger l’insatisfaction et l’impuissance, c’est vivre encore quelques instants. Nous sommes condamnés à essayer de jouir, dans une compulsion répétitive qui se conjugue en désirs de soumission, d’emprise et de destruction. Liberté accomplit ce rituel des gestes agonisant mais bien vivant, allégorie d’une civilisation occidentale pourrissante et spectrale.
Si d’aucuns le compareront au Saló de Pasolini (1976), autre allégorie de son temps, Liberté en est le miroir inversé. Pour le cinéaste catalan, l’espace est un cruising étendu à l’échelle du cosmos, tandis que, pour le réalisateur italien, le monde est un cachot. Quand le film de Pasolini obéit à un principe d’hyper-définition, celui de Serra n’est qu’indistinction. Ici, les rôles d’esclaves et de maîtres ne sont pas bien définis, la beauté et l’âge ont perdu toute valeur, la pénombre en est la règle.
De cette obscurité, relevée d’éclairages somptueux, naît le sortilège d’un film hypnotique, où l’on ne sait plus vraiment ce que l’on a vu ou imaginé. Liberté est un film qui se rêve et s’écoute. Bruissement de la pluie et du vent dans les feuillages, froissement d’étoffes, claquement des chairs, grains de voix et chants des insectes de la nuit composent une bande-son qui finit de conférer à ce film un puissant pouvoir d’envoûtement.
Liberté d’Albert Serra, avec Helmut Berger, Marc Susini (Esp., Fr., Port., 2019, 2 h 12)
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