Un film-complot, avec héros dépassé par les événements qu’il subit, qui recèle tous les atouts d’une série B réussie.
Il faudrait faire la liste de ces films-complots, de ces intrigues qui arrivent à des héros qui n’en veulent pas, ces innocents qui se salissent les mains à force de vouloir les garder propres. Citons deux exemples mémorables : La Mort aux trousses d’Hitchcock (et beaucoup d’autres films du cinéaste) et Détour d’Edgar G. Ulmer.
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Un maître de la série B
Si l’expression de « maître de la série B » semble un peu rebattue, Ulmer (Le Chat noir, Le Bandit) mérite qu’on use encore une fois du terme, tant il l’incarne : vitesse d’exécution, absence d’afféteries, aisance dans tous les genres, artiste sans surmoi d’auteur, ce qui donne à son style une honnêteté brutale, le tranchant de celui qui n’a pas le temps d’annoncer ses effets.
https://www.youtube.com/watch?v=g1KhnbQ05h8
Détour, véritable bijou du film noir, dure 1h07, juste ce qu’il faut pour qu’on soit prémunis des transitions, des dialogues explicatifs, de tout ce qu’on ne veut pas se voir répéter devant un film noir. Tout ce qu’on souhaite, c’est qu’un cinéaste stylise et éclaire d’une manière intime une succession de motifs, objets et décors inamovibles, tous recouverts de cette exquise poussière morale.
Il y a tout ça dans Détour : la nuit, les diners et les cabarets remplis de sexe et de regrets, l’alcool éclusé dans d’obscurs motels, la blonde (supposément) intacte, la brune poisseuse jouée par la génialement survoltée Ann Savage, qui porte si bien son nom d’emprunt et meurt, dans Détour, d’une manière qui condense à elle seule l’art d’Ulmer.
La nuit, les diners et les cabarets remplis de sexe et de regrets, l’alcool éclusé dans d’obscurs motels…
Au milieu de cette nuit imprenable, Al Roberts (Tom Neal), un pianiste au visage doux et sale, tente de rejoindre en auto-stop Sue, sa dulcinée de blonde qui vole vers Hollywood pour accomplir son rêve de gloire et atterrit prévisiblement en serveuse – un métier qui en cache souvent un autre.
Mirage américain
On ne la voit plus de tout le film, si ce n’est à deux reprises, lors de deux brefs plans magnifiques. Elle apparaît répondant à Al au téléphone, confortablement assise sur un fauteuil, souriante, habillée de blanc, dévouée, attentive. Elle semble attendre qu’Al la rejoigne et vivre pour ses coups de fil. Ce qui est évidemment faux, car elle se situe en Californie, tout à son brouillon de rêve, forcément déjà passée de l’autre côté de l’innocence.
Ce plan n’est pas autre chose que la vision d’Al qui pense à Sue, se repasse son rêve de pureté et d’amour vers lequel le film tend tout entier, vers lequel mènent inexorablement toutes les routes d’Amérique qu’il emprunte. Mais le voyage vers ce mirage se transforme en parcours d’obstacles, pure ligne droite sur laquelle Ulmer dépose à distance variable les figures que l’on attendait : une liasse de billets, un crime, une brune, un autre crime, une voiture à faire disparaître, une coupure de journal…
Le rêve s’éloigne et le film noir épouse la structure de la fatalité : ses codes font un destin. Dans Détour, l’innocence devient une vue de l’esprit, un concept éthéré dont on peut tout à fait se passer pour vivre, puisque rien de concret n’y renvoie. Et voilà que nous sommes l’inverse d’Al : nous aimons Détour (et les grands films noirs) parce qu’il formule un désir enfoui, un rêve de souillure.
Détour d’Edgar G. Ulmer, avec Tom Neal, Ann Savage (E.-U., 1945, 1 h 07)
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