Chambre d’écho et maison hantée, un appart familial devient le point de départ d’un docu inspiré retraçant soixante ans d’histoire serbe et yougoslave.
Une femme nettoie une poignée de porte dans un salon de Belgrade. La caméra embrasse son rituel avec insistance, multiplie les angles, dilate l’action jusqu’à ce que la propriétaire des lieux dévoile une première clé de lecture, ou plutôt une absence concrète de clé : la porte est scellée depuis 1948, date à laquelle les autorités communistes ont scindé l’appartement en plusieurs logements pour y installer des familles pauvres.
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Cette métaphore limpide des innombrables fractures d’un pays n’est que le premier rouage d’un mécanisme qui consistera à convoquer près de soixante ans d’histoire serbe (et yougoslave) dans le creuset de l’appartement familial. Familial au sens large car il appartient à Srbijanka Turajlic, mère de la réalisatrice et célèbre activiste, et que les deux femmes y ont noué durant trois ans un dialogue fécond.
Rempli d’objets à haute teneur symbolique et donnant sur un boulevard électrisé de rassemblements et de répression policière, l’appartement divisé devient un formidable catalyseur de récits, à mi-chemin entre la chambre d’écho et la maison hantée. S’y reconstitue progressivement le fil d’un récit national mouvementé, courant de l’instauration de la République socialiste de Serbie au regain nationaliste actuel en passant par l’ascension de Milosevic et les guerres de Yougoslavie.
L’Envers d’une histoire évite les écueils du film-dispositif comme du manuel scolaire en faisant du dialogue mère-fille une colonne vertébrale cinématographique en perpétuel mouvement. Si l’admiration de Mila pour les combats de Srbijanka est évidente, elle se double d’agacement face à son inconscience, et de lucidité critique quant aux origines bourgeoises de la famille. L’affection réciproque n’affaiblit pas la force de positions parfois contradictoires, éprouvées lors de nombreuses séquences dialectiques, d’un dîner enflammé entre vieux amis à un entretien de recensement truffé de questions religieuses et ethniques.
L’histoire est hélas scandée par la répétition des mêmes erreurs et le film, teinté d’amertume. Lorsqu’elle reçoit un prix pour ses engagements, Srbijanka ne peut cacher sa tristesse d’être honorée pour des combats qui ont échoué. Ce film à deux têtes prouve en tout cas que si l’heure de passage de flambeau est venue et que la caméra de l’une remplacera les tracts et slogans de l’autre, leur vigilance commune, et à travers elle celle d’un peuple, ne doit pas baisser.
L’Envers d’une histoire, de Mila Turajlic (Serb., Fra., Qat., 2018, 1 h 40)
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