Dans ce très beau livre, une jeune fille renonce à une partie d’elle-même pour s’adapter à son nouveau milieu.
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Vous avez grandi en banlieue ou en province, dans un milieu défavorisé, ou tout simplement pas urbain, pas bourgeois, et un jour vous partez étudier et vivre à Paris. Vous allez devoir vous adapter à un nouveau monde, à une autre classe sociale, et apprendre de nouveaux codes. A moins de vouloir retourner à la case départ, vous allez devoir vous réinventer, devenir un.e autre. Vous fondre dans le décor.
Tous ceux qui ont éprouvé ce sentiment d’étrangeté, ce sentiment aussi de se scinder en deux au contact de leur nouveau milieu, de devoir renoncer à une part de soi (l’ancienne, la provinciale, la naïve…) vont aimer chaque page du deuxième roman de Blandine Rinkel, 28 ans.
Ivresses de la métamorphose
Deux ans après L’Abandon des prétentions, texte juste, beau et drôle inspiré par sa mère, Le Nom secret des choses parle d’une jeune fille quittant son père et son petit village de Saint-Jean-des-Oies pour venir étudier à Tolbiac et à la Sorbonne, à Paris. C’est l’histoire de cette jeune fille, Océane, qui très vite se sent constamment décalée :
“Tu sais surtout que ces conversations te faisaient grande impression. Que tu voulais, toi aussi, les maîtriser. Que peu à peu, face à eux, tu te changeas en perroquet. Tu appris les expressions pensée marxiste, sortie en kiosque, cinéma d’auteur. Tu appris non à aimer mais à connaître les expositions, à faire semblant de détester le métro, à te plaindre de Paris, à aller au théâtre.”
“Tu appris non à aimer mais à connaître les expositions, à faire semblant de détester le métro, à te plaindre de Paris”
Roman d’un dédoublement, Le Nom secret des choses est sans cesse adressé au “tu”, à cette autre part de soi qui apprend à feindre, qui comprend vite l’urgence de “se garder de dévoiler son for intérieur”. Ces pages sont parmi les plus belles jamais écrites sur le ressenti d’un transfuge de classe – et on sait bien qu’il y en a eu de si justes, chez Annie Ernaux, Didier Eribon ou Edouard Louis.
“Tu n’as pas, et tu n’auras jamais, le confort des origines.” Et plus loin : “Le snobisme pour toi n’est pas un jeu, pas une blague, mais une violence. Profondément, tu manques d’aplomb.” Océane apprend à “dissimuler toute gravité”.
Du sentiment de devoir imiter les autres, et pour cela de se nier, naît un autre sentiment, plus dangereux : celui d’être absente de son propre corps ; une obligation de plaire pour être accepter, comme une actrice. Une dépossession de ce corps, qu’on prête dès lors aux autres plus qu’on en jouit soi-même. Une frigidité de morte.
Une rencontre salvatrice
Jusqu’à sa rencontre avec Elia. Brune, pulpeuse, affirmée, libre, son contraire : « Elle avait cette sorte d’indépendance masculine, ce sens du pouvoir typique des femmes qui se savent jolies et s’en foutent.” Ensemble, elles vont s’aimer sans faire l’amour, jouer à se surprendre, s’initier à démasquer ceux qui se la jouent ; ensemble elles vont refuser d’adhérer à tout, ensemble elles vont se faire renaître.
Océane choisit de porter son deuxième prénom et devient Blandine. Et le roman raconte une mutation : peu à peu, tout le texte passera du “tu” au “je”, comme une réconciliation avec soi-même. Si le nom, soit la façon de nommer change, alors tout le langage peut vaciller, et faire surgir la poésie et l’absurde. Le langage participe plus que jamais de cette renaissance : il doit être fouillé, réapproprié, réinventé pour trouver enfin ce nom secret des choses, celui qu’on leur donne au plus profond de soi.
Elia serait un peu comme une Nadja, cette jeune femme rencontrée par André Breton rue Lafayette à Paris et qui est le surréalisme, qui le vit. Elia est celle qui renaît sans cesse, au risque de faire d’elle-même un personnage de fiction, de se déréaliser. Alors pendant que Blandine, à son contact, renaît à son tour, Elia va s’évaporer. Comme un double de soi qui incarne le danger à jouer avec certaines armes.
Dès sa rencontre avec Elia, elle avait prévenu : “Tout tenait dans l’humour.” L’humour comme arme, au fond politique, pour n’adhérer plus vraiment à aucun milieu, pour affirmer son propre projet contre celui de ses parents, contre les injonctions de sa classe sociale. Dans le cas de Blandine Rinkel, il s’agira d’un pessimisme joyeux, ou d’un optimisme lucide ; de la création d’un collectif, Catastrophe, avec qui penser le monde et faire de la musique ; de l’amour et des amis ; enfin, de l’invention de sa propre place dans le monde.
Le Nom secret des choses (Fayard), 304 p., 19 €
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