[Nos grandes séries – Isabelle Huppert] A partir de quoi crée-t-on ? Pourquoi prend-on la parole ? Rencontre complice et réflexions (forcément) intenses.
C’est la rentrée et donc le retour de nos séries consacrées aux grandes figures qui ont accompagné notre histoire depuis des décennies. Après Houellebecq, Godard, Gossip, Miyazaki ou Almodóvar, voici celle vouée à Isabelle Huppert, immense comédienne au registre inépuisable et dont l’aura artistique s’est étendue au fil des ans bien au-delà des planches et des salles obscures. A l’occasion de la sortie en salle de Frankie d’Ira Sachs où elle s’avère impériale, nous nous sommes plongés dans nos archives.
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Isabelle Huppert – Le premier souvenir que j’ai de Christine, c’est un plateau de Nulle part ailleurs, animé par Guillaume Durand. J’étais là avec Claude Chabrol pour parler de Rien ne va plus et Christine avait lu un extrait de son livre, Interview (1997). Claude avait beaucoup aimé ta lecture…
Christine Angot – Je m’en souviens très bien. Guillaume Durand avait voulu lire un extrait et je l’avais interrompu en lui disant : « Je préfère le faire moi-même. »
Isabelle Huppert – Ah oui, c’est vrai (rires). Ça aussi, ça avait dû beaucoup amuser Claude !
Christine Angot – Dès mon tout premier livre, Vu du ciel (1990), je me suis rendu compte que, alors que je n’arrivais pas à en parler, quand je lisais mes textes, ça passait.
Retrouvez toutes les rencontres d’Isabelle Huppert…
… avec Les Inrockuptibles cette semaine pour Frankie d’Ira Sachs
… en tête à tête avec la plasticienne Cindy Sherman
… avec l’immense et regretté Bruno Ganz
… conversant avec le cinéaste iranien Abbas Kiarostami
… en duo avec le chanteur auvergnat Jean-Louis Murat
Isabelle Huppert – Tu penses que ce que tu écris est fait pour être dit ?
Christine Angot – En tout cas, ce que j’écris dit quelque chose. Et je crois que ce quelque chose peut être entendu. Entendu intérieurement, parce que la littérature ne peut être entendue qu’intérieurement. Et je crois savoir comment : en les lisant à voix haute, je peux faire entendre mes textes intérieurement. Ces derniers jours, je pensais à Isabelle et je me disais que quand elle joue précisément, on sait que ce qu’elle dit est relié à un centre à l’intérieur d’elle-même. Et ça semble être toujours le même.
Isabelle Huppert – Une idée reçue veut que les acteurs exploreraient d’autres vies que la leur, sortiraient d’eux-mêmes… Pour moi, le cinéma c’est tout le contraire. Ça me relie tout le temps à moi-même. La fiction n’est qu’un prétexte, un cordon qui me rattache à ce centre.
Christine Angot – J’ai vraiment beaucoup aimé tous les films que Chabrol et toi avez faits ensemble. Une affaire de femmes, L’Ivresse du pouvoir… Ce qui me plaît assez chez Chabrol, c’est que ça a l’air vite fait bien fait. Il n’y a aucune pose, pas de prétention et pourtant chaque nuance est là, ça touche des points très sûrs, et profonds… Mais j’aime aussi un film très éloigné que tu as fait récemment, Copacabana. Le personnage aurait pu être un peu appuyé mais, même si tu n’as pas peur de t’approcher de la caricature, tu ne lâches jamais sur la nécessité de dire au bout du compte quelque chose de vrai…
Isabelle Huppert – Je ne sais pas si j’y arrive toujours, mais c’est l’objectif. Chercher à dire quelque chose de soi. Quand on dit quelque chose de soi, on dit probablement quelque chose aux autres. Mais c’est déjà une concession parce que, au fond, ce n’est pas mon problème.
Christine Angot – Moi, je me décalerais un peu de cette formulation, je dirais « quelque chose de vrai » plutôt que « quelque chose de moi ». Ça passe par ma perception, donc par moi, mais le plus important est d’arriver à dégager quelque chose qui contienne toutes les nuances du vrai, toutes ses facettes, de les voir, puis de les savoir par soi-même, pas selon la leçon apprise. Voir quelque chose de vrai, c’est l’envisager sous tous ses angles.
Isabelle Huppert – Dans une forme d’objectivité, sans privilégier un point de vue plutôt qu’un autre…
Christine Angot – Exactement.
Isabelle Huppert – Mais il y a un mauvais usage qu’on peut faire du mot « vrai », comme si c’était un label, le côté « based on a true story » qu’on voit dans les génériques. Au secours ! L’autre jour dans l’émission Le Rendez-vous (France Culture), tu disais d’ailleurs de façon très drôle que généralement dès qu’une oeuvre porte cette mention, c’est que tout est faux (rires).
“Je fais ce que je peux et je ne peux pas faire autre chose. Bien avant de mesurer ce que l’on peut faire (jouer, écrire), on mesure ce que l’on ne saura pas faire” Christine Angot
Les Inrocks – Christine, on a pu lire dans la presse qu’Une semaine de vacances était un retour à la scène primitive de votre oeuvre : l’inceste. Est-ce que ce « centre » dont vous parliez a à voir pour vous avec un noyau biographique ?
Christine Angot – Deux choses se rencontrent. Le centre, ça a à voir avec ce que l’on a vécu, bien sûr, mais écrire part d’autre chose. De l’impression que ce qui se dit autour de soi ne devrait pas être dit comme cela. Tout le monde ressent probablement la même chose. Mais pour la plupart, ça ne les fait pas souffrir. Pas souffrir au point, en tout cas, de passer leur vie à corriger cette parole fausse à force d’être approximative. Écrire, c’est se sentir obligé d’opérer une rectification. Dans l’espace de la vie sociale, je suis incapable d’opérer cet ajustement. Je ne sais pas le faire, je ne dis rien, je ne sais pas dire. Et puis il y a l’espace du livre, qui fait que, au moins, on n’est pas complice. Écrire, c’est voir ce que je sais. Et après, me débrouiller pour que ce que je sais puisse se dire.
Cette formule caractérise vraiment votre écriture. Votre oeuvre consiste à prendre la place de celle qui sait…
Christine Angot – Oui, sans doute, mais c’est un savoir très particulier. C’est savoir sans être spécialiste de rien. Si les artistes ont un savoir, il a ce caractère bizarre de n’être fondé sur aucune expertise.
Isabelle Huppert – C’est savoir sans savoir, savoir ce qu’on ne sait pas… C’est plus vrai encore pour une actrice, car toi Christine, tu sais un peu plus parce qu’à un moment donné tu décides de dire quelque chose. Moi aussi, je dis quelque chose, mais quelqu’un d’autre le raconte (le metteur en scène). Alors que toi, tu racontes ce que tu dis. Moi, on raconte ce que je dis. Mais ça me convient très bien. De toutes façons, je ne peux pas faire autrement…
Christine Angot – Moi non plus. Ce n’est pas du tout une position de maîtrise. Je fais ce que je peux et je ne peux pas faire autre chose. C’est pour ça que, quand les gens viennent me dire que c’est courageux d’écrire ce que j’écris, ça me paraît complètement à côté. C’est absurde, cette idée d’une pudeur qui serait surmontée par un courage… On a dit ça aussi d’Isabelle quand, par exemple, elle a fait La Pianiste… Ça n’a vraiment rien à voir avec du courage !
Est-ce que vous avez le sentiment d’avoir un pouvoir ?
Isabelle Huppert – Un pouvoir, je ne pense pas. Une petite puissance peut-être… Une fois, je me suis retrouvée face à un producteur avec Glen Close, pour un projet qui ne s’est pas fait. Elle défendait son point de vue et elle a dit de façon un peu abrupte : « I know my power on screen ! » Ça m’a à la fois un peu sidérée et assez amusée parce que je n’aurais jamais pensé à me présenter de cette façon. Ça m’a laissée rêveuse… En même temps, je me suis dit « Elle a raison ! ». Mais pour moi, ça n’a jamais été aussi clair.
Christine Angot – Je ne connais pas si bien que ça la carrière de Glen Close mais j’ai l’impression que ça lui va bien. Quand elle est à l’écran, on voit un pouvoir. Alors que quand je te vois à l’écran, j’ai l’impression qu’on ne peut pas le dire comme ça. Moi, je dirais que bien avant de mesurer ce qu’on peut faire (jouer, écrire), on mesure ce qu’on ne saura pas faire. Dans la vie sociale, dans la vie professionnelle… Pendant très longtemps, ça m’a beaucoup inquiétée.
Vous n’avez jamais exercé une autre activité rémunérée que l’écriture ?
Christine Angot – Je n’ai jamais réussi. Et même en écrivant, pendant dix ans, je n’ai rien gagné non plus. Au début du début, il y a l’intuition qu’on n’arrivera à occuper aucune des places qui existent. Et on n’y arrivera pas parce qu’on n’y croit pas. Ça sonne faux, là encore. Quand j’ai terminé mes études, j’ai commencé un peu à écrire. Mais je n’avais aucune raison de penser que je pourrais en vivre. J’ai essayé de travailler. Comme j’avais fait des études de droit, j’ai travaillé chez un avocat, je n’arrivais pas à ouvrir les dossiers, je ne comprenais pas ce qu’ils racontaient, alors j’ai essayé d’être libraire, j’ai travaillé dans une Fnac mais ça ne s’est pas arrangé, parce que je m’en fichais de vendre des livres aux gens. J’avais l’impression de jouer un rôle. Je n’y croyais pas. C’est une question de foi, plus que de savoir ou de pouvoir. Les résolutions dans la vie sociale, par le juridique ou l’économique, je n’y crois pas. Alors que les résolutions dans l’écriture, j’y crois.
Isabelle Huppert – La plupart du temps quand on sait finalement faire quelque chose, c’est l’envers d’une autre chose que l’on n’a pas pu faire ou que l’on n’a pas su faire.
Il y a un aspect de votre travail qui n’est pas toujours mis en avant, Christine, c’est la part de satire sociale. L’appartenance à une classe, c’est un sujet que vous approfondissez de livre en livre…
Isabelle Huppert – Et cela passe souvent avec un certain humour et une très grande précision, un sens du détail très expressif, qui nous renseigne sur des codes sociaux.
Christine Angot – Je me demande si, chez Chabrol, on ne trouve pas quelque chose d’opposé. Son cinéma, lui, est ouvertement social, satirique, il épingle des détails… Mais ça ne veut pas dire qu’il ne s’intéressait qu’à ça et que son cinéma est privé d’intériorité. Au contraire, même si ça se voit moins parce que ce n’est pas affiché au premier plan, il plonge dans les zones opaques et enfouies des personnages.
Isabelle Huppert – Car dans ses films, il y a toujours au travail quelque chose de très caché, de très intérieur. Peut-être que cette différence dont tu parles, cet envers, engage le propre de la littérature et le propre du cinéma. La littérature part d’une parole intérieure et doit travailler à construire un monde qui ressemble à la réalité. Alors que le cinéma part de la surface, des signes de notre monde, son apparence sociale, captés mécaniquement par la caméra, et à partir de ça, il doit trouver une voie pour aller vers les profondeurs.
“Je crois à une étanchéité entre ce que je joue et ce que je vis. Pour moi, les choses sont très claires” Isabelle Huppert
Christine, avez-vous vu Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard avec Isabelle ? Votre dernier livre y fait beaucoup penser…
Isabelle Huppert – Je n’y avais pas pensé mais quand Jean-Marc m’en a parlé, j’ai tout de suite compris ce qu’il voulait dire. Je joue dans ce film une jeune prostituée, avec deux hommes en costume et deux filles qui composent une sorte de chaîne très réglée où chacun doit accomplir une tâche sexuelle.
Christine Angot – Je m’en souviens parfaitement. C’est une scène incroyable.
Isabelle Huppert – Et puis il y a une autre scène où un client me caresse le bas du corps tandis que je regarde le ciel. Le corps est là et l’esprit, dans les nuages. Le personnage paraît s’absenter de lui-même. Dans ton livre, il y a aussi cette dissociation, cette absence à soi. Ton personnage fait des choses, décrites comme chez Godard avec une très grande précision, et en même temps il n’est pas là. On décrit le rideau qui bouge, la lampe sur la table de nuit, comme si l’esprit ne s’autorisait pas à penser ou éprouver quoi que ce soit, devait s’occuper seulement à capter le concret. C’est sa seule échappée. C’est un procédé proche du hors-champ au cinéma, en fait. On n’a pas accès à sa pensée mais seulement à sa perception. Du coup, sa pensée est omniprésente. On ne voit que ça. Et on imagine sa souffrance beaucoup plus fortement que si elle était décrite. D’ailleurs, il y a quelque chose de très cinématographique dans ton écriture. Pas tant parce que ton style serait très visuel que parce que l’écriture chez toi consiste au choix du bon angle. Quel est le bon angle pour regarder, le bon cadre… Ton écriture est comme « mise en scène », cadrée. Chabrol disait qu’il n’y a qu’une seule bonne place pour la caméra et il faut la trouver. Comme avec lui, les choses les plus sérieuses prenaient un tour de plaisanterie, il disait pendant le tournage de Violette Nozière que le décor était tellement petit que ce n’était pas bien compliqué… Il n’y en avait qu’une possible ! (rires)
Christine Angot – Pour revenir à Godard, ça faisait longtemps que je n’avais pas repensé à ce film. Pourtant, le visage d’Isabelle dans cette scène m’avait impressionnée. C’est vraiment dingue ce qu’accomplit le film à ce moment. Tout pathos est évacué, radicalement ! Mais il n’est pas remplacé par de la légèreté ni de la gravité… Plutôt une sorte de mystère… Ce mystère, qui est la marque de l’humanité, le signe qu’être humain ça veut dire quelque chose. C’est aussi la question de la liberté…
Isabelle Huppert – Godard montre très bien que la domination est multiple : c’est celle des patrons sur les employés, des hommes sur les femmes… Mais il reste un tout petit bout de liberté, quelque chose qui n’est pas aliénable, pas touchable et qui tient à cette capacité de s’absenter. Comme ton personnage, à qui il reste ses yeux qui peuvent partir, regarder telle ou telle chose, se détacher…
Christine Angot – Je voudrais te parler de quelque chose d’un peu personnel. Un jour, par hasard dans un café, j’ai rencontré quelqu’un qui t’est proche et que je ne connais pas ou à peine. On s’est juste parlé deux minutes de La Pianiste, qui venait de sortir. Il m’a dit qu’il regardait ce film à la fois comme n’importe quel spectateur, mais aussi avec une sorte de peur pour toi. Je repense souvent à cette phrase qu’il a dite, au souci des personnes qui nous accompagnent. Parce que quand même, ce qu’on choisit de dire emporte tout de notre vie.
Isabelle Huppert – Tout, je ne pense pas. Même s’il est vrai que ce que l’on écrit ou interprète peut se répercuter sur notre vie. Fait-on tout ça impunément ? Au fond, je pense que oui. On s’approche de territoires dangereux mais ça passe. Le pire serait de renoncer. Je crois à une étanchéité entre ce que je joue et ce que je vis. Pour moi, les choses sont très claires, ou pas si claires, alors il faut décider qu’elles le sont !
Christine Angot – Quand j’ai écrit mon dernier livre, je pensais à mes proches qui le liraient, à l’homme avec qui je vis. Je me demandais s’il devait le lire, ce qu’il allait penser, je craignais une forme de dégoût… Je le lui ai fait lire, toute la nuit la lumière est restée allumée dans la pièce où il lisait. J’avais la trouille de ce qui allait se passer entre nous. Il m’a juste dit le lendemain matin : « T’es forte, Christine. » J’ai compris qu’il avait vu tout ce qu’il y avait à voir mais qu’il n’en dirait pas plus et ça m’a touchée. C’est délicat de le dire mais les gens avec qui on vit, ça fait partie du travail.
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