[Nos grandes séries – Isabelle Huppert] La rencontre entre l’Auvergnat ombrageux et la comédienne intense s’était faite sur disque autour des œuvres de la poètesse Antoinette Deshoulières, puis s’était prolongée dans nos colonnes pour un bel échange complice.
C’est la rentrée et donc le retour de nos séries consacrées aux grandes figures qui ont accompagné notre histoire depuis des décennies. Après Houellebecq, Godard, Gossip, Miyazaki ou Almodóvar, voici celle vouée à Isabelle Huppert, immense comédienne au registre inépuisable et dont l’aura artistique s’est étendue au fil des ans bien au-delà des planches et des salles obscures. A l’occasion de la sortie en salle de Frankie d’Ira Sachs où elle s’avère impériale, nous nous sommes plongés dans nos archives.
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Voici un disque qui ne devrait pas déchirer les hit-parades. Et que ce soit un de nos préférés de Jean-Louis Murat ne changera sans doute rien à l’affaire. Et nous sommes priés de conserver ardemment le secret. Nous ne le communiquerons évidemment qu’à quelques amis bien choisis, pour leur manque d’entregent et leur peu de goût pour la publicité. Ainsi la franc-maçonnerie des disques cultes aura-t-elle encore ici quelques raisons de se réjouir. Pourtant, me direz-vous, l’affiche est belle.
Retrouvez toutes les rencontres d’Isabelle Huppert…
… avec Les Inrockuptibles cette semaine pour Frankie d’Ira Sachs
… en tête à tête avec la plasticienne Cindy Sherman
… en toute intimité avec l’écrivaine Christine Angot
… avec l’immense et regretté Bruno Ganz
… conversant avec le cinéaste iranien Abbas Kiarostami
+ découvrez la playlist éclectique d’Isabelle Huppert
Outre Murat, presque devenu un gros vendeur avec l’américano-clermontois Mustango, voici Isabelle Huppert pour la première fois dans vos enceintes, ainsi que de la musique baroque c’est-à-dire le genre préféré des Français qui n’entendent rien à la musique classique, depuis qu’ils ont vu Tous les matins du monde d’Alain Corneau et acheté la BO de Jordi Savall au Monoprix. Et, pour couronner l’affaire, une poétesse inconnue du XVIIe siècle, Antoinette Deshoulières, qui a vraiment écrit des petites choses charmantes.
La découverte sur le marché aux puces de Clermont-Ferrand des œuvres complètes de la poétesse invite Jean-Louis Murat à redevenir fabuleux troubadour. En compagnie d’Isabelle Huppert, incarnation contemporaine de la précieuse Antoinette Deshoulières, il enregistre l’un de ces petits disques folk rapides qui font de lui l’un de nos meilleurs chanteurs traditionnels.
Isabelle Huppert, comment Jean-Louis Murat vous a-t-il présenté l’affaire ?
Isabelle Huppert – Oh ! Clés en main, toute ficelée, toute rôtie, prête à être consommée. Il suffit d’ailleurs de l’écouter parler deux minutes pour bien imaginer que cela s’est passé ainsi.
Est-ce qu’il a été gentil avec vous ?
Isabelle Huppert – Très. A dire vrai, le plus dur pour moi, ce fut de trouver trois jours de liberté en décembre. Plus sérieusement, l’album s’écoute un peu comme on regarde un film et Jean-Louis, dans cette aventure, s’est comporté à mon égard comme un metteur en scène. Il connaissait le projet alors que j’étais, moi, dans l’ignorance. Ça a marché parce que je me suis laissée guider. J’avais confiance. J’ai trouvé les musiques assez faciles à chanter. Quand on n’est pas chanteur, c’est dur de trouver la tonalité exacte par laquelle votre voix peut s’exprimer sans gêne, sans effort. Moi, je n’ai aucun sens du rythme.
Vous savez, il y a un vieux film d’Archie Mayo avec John Barrymore : l’histoire d’un mec qui s’appelle Zvengali et qui fait chanter une fille, Trilby. Elle révèle une voix extraordinaire, il la fait chanter sur toutes les scènes du monde, il la dirige, il la regarde, et puis un jour, il a une crise cardiaque et elle arrête tout de suite ! Eh bien voilà, Jean-Louis était mon Zvengali. Il me disait « Là, tu commences, là tu arrêtes” et moi, j’étais sa Trilby. J’adore ce film. En plus, c’est un film muet ! (rires)…
Concernant le chant lui-même, l’écueil que l’on peut rencontrer, c’est une tendance à s’arrimer au mot, sous prétexte que celui-ci prédomine. Or il ne faut pas le heurter, l’exagérer. Par exemple, lorsque je chantais “maudit”, j’avais un peu tendance au début à me noyer dans le “m” et le “d”. Mais j’ai appris très vite (Murat acquiesce) et c’est devenu amusant. On se corrige très vite. Enfin, assez vite. Comment on a fait ça déjà ? Avec une guitare ?
Jean-Louis Murat – Oui, c’est ça. J’étais en face de toi, je t’accompagnais avec la guitare. C’était intéressant.
Mais pourquoi Isabelle Huppert ?
Jean-Louis Murat – En fait, je ne me suis jamais vraiment posé la question. On se connaissait un peu, on avait déjà bossé ensemble. Tu n’écoutes pas ce que je dis, Isabelle, mais tu représentes une sorte d’éternel féminin, de femme française, par ton caractère et ta personnalité, mais aussi par ta filmographie. Ça l’énerve, mais je dis toujours à Isabelle que, plus tard, lorsqu’ils étudieront la femme française de la deuxième moitié du siècle, les sociologues se référeront à elle. Alors elle sera beaucoup plus importante qu’elle ne le pense. Et Antoinette, elle aussi, est une sorte d’éternel féminin, mais très français, c’est-à-dire impertinent.
J’ai toujours aimé la Française. Souvent, je dis plutôt la brunette. Isabelle appartient à une lignée française qui passe par George Sand, Julie de Lespinasse, Colette, et qui va jusqu’à Christine Angot. La petite femme française, la brunette de province qui a du caractère et qu’Isabelle, même si elle n’est pas brune, incarne à la perfection. Au demeurant, si tu m’avais dit non, je ne faisais pas le disque.
Isabelle Huppert – Ah carrément ? Ce qui est drôle, c’est que tu me l’aies proposé avant que sorte le film Saint-Cyr, si bien que pour moi, ce n’était qu’un prolongement de ce travail. C’était finalement comme si Madame de Maintenon se mettait à chanter. D’ailleurs, Antoinette Deshoulières et elle se connaissaient.
Chanter les poètes est, de Brassens à Ferré en passant par Gainsbourg et Ferrat, une tradition de la chanson française. Tu n’étais pas encore inscrit dans cette tradition, si l’on excepte la chanson Réversibilité, adaptée de Baudelaire, sur ton dernier album. Pourquoi avoir choisi pour commencer Madame Deshoulières, et non pas de la poésie contemporaine ?
Jean-Louis Murat – Là, tu tapes dans le mille ! Moi, j’ai mené deux projets en parallèle, mais évidemment ça n’intéresse pas Virgin. Souvent, après les concerts, on vient me donner des trucs, des recueils. Et une fois, à Marseille, une nana d’une trentaine d’années m’apporte un recueil de poésie. Elle s’appelle Isabelle Led’uf, elle est inconnue, publiée à cent exemplaires, et j’ai mis douze de ses textes en musique. La semaine dernière, je lui ai d’ailleurs envoyé le CD qui est terminé.
Je voulais d’un côté faire un disque avec une inconnue de 30 ans, divorcée, avec des enfants, qui vit à Marseille, qui bosse, qui galère, et de l’autre côté faire un disque avec Antoinette. La rencontre des deux m’intéressait. Seulement voilà, Virgin trouve ça dingue, et l’autre disque reste dans un tiroir. Le plus drôle, c’est que le recueil d’Isabelle Led’uf s’intitule Fou d’amour et que son sous-titre est Echec au roi. Ça ne pouvait pas mieux coller avec Antoinette.
Et à quoi ressemble la poésie de cette jeune Marseillaise ?
Jean-Louis Murat – C’est la poésie de quelqu’un de très simple, qui aime la poésie comme les gens simples aiment la poésie. Ce n’est pas de la recherche mais de la poésie éternelle, intemporelle ; une espèce de ronronnement intérieur qui s’articule rythmiquement sur quelque chose de poétique. En même temps, c’est le cœur et l’âme d’une femme de maintenant qui écrit de la poésie simple, la poésie de quelqu’un qui aime Victor Hugo ou Eluard. C’est un peu sexuel aussi. Il y a un texte qui s’appelle La Goutte blanche, par exemple. J’ai travaillé sur ces deux disques tout en faisant la tournée.
J’ai fait quatre-vingt-dix concerts sans avoir le temps de m’investir sur des chansons à moi. Du coup, je me suis déchargé du poids des textes en travaillant sur ces deux choses, ce qui m’a permis de me recentrer. Avec ces textes, je retombais sur mes pattes, sur mon boulot. Parce qu’on peut dire ce qu’on veut, la chanson française, c’est de la poésie mise en musique.
Là, tu es au plus près de la tradition.
Jean-Louis Murat – Oui. Il me semble que dans la chanson française on s’est de plus en plus éloigné de la musique de la langue, jusqu’à arriver à une sorte d’impasse. Gainsbourg, Bashung, évidemment que c’est sensas. Mais si tu les mets sur l’arbre de la langue, c’est une branche morte. Tu ne vois pas quelle descendance ils peuvent avoir. Moi, j’essaie plutôt de rester dans le tronc, dans la montée de sève. Quand tu travailles sur des textes comme ça, tu t’aperçois que ce qu’on appelle la chanson française, c’est la langue classique, celle qui a été posée au XVIIe siècle et qui possède sa musique intérieure. Et on y revient toujours, quels que soient les détours.
Je pense par exemple à Carlos Jobim qui explique qu’il a inventé la bossa en jouant du Debussy. Il jouait du Debussy au piano, les fenêtres ouvertes, et c’est en entendant les rythmes provenant de la rue mélangés à Debussy qu’il a inventé la bossa. Et aujourd’hui, par un détour fulgurant, Salvador cartonne, en chanson française, avec un album bossa ! C’est pourquoi, à l’arrivée, je trouve pathétique la manière de Gainsbourg de jouer avec les mots. S’il parlait de la chanson comme d’un art mineur, c’est finalement qu’il ne s’en sortait pas ! Il aurait bien aimé faire toujours Je suis venu te dire que je m’en vais, faire du Verlaine, mais ça ne marchait pas.
“Arrivent des mecs élevés au Gainsbourg qui font du publicitaire, et comble de l’horreur, qui arrivent à te le faire passer pour de la littérature : Frédéric Beigbeder, par exemple” Murat
Comme le Gainsbourg avait un esprit de synthèse fort, qu’il voyait bien quelles musiques marchaient et qu’il ne voulait pas ronronner, il dynamitait les mots. Mais après quoi, c’est l’horreur. Parce que tu te retrouves dans un langage publicitaire, parce que tu fais du publicitaire. Arrivent alors des mecs élevés au Gainsbourg qui font du publicitaire, et comble de l’horreur, qui arrivent à te le faire passer pour de la littérature : Frédéric Beigbeder, par exemple. La langue est alors finie.
Dans la variété, ça donne toutes ces biches, ces petites nanas qui déplacent l’accent tonique et chantent comme des Américaines pour faire sauter le dernier verrou de la langue. Alors que la grande tradition de la chanson française, c’est l’articulation. Ce phrasé, c’est d’ailleurs la force de Gainsbourg. Là, il est dans la lignée de Nat King Cole qui institue, avec Frank Sinatra, le grand phrasé américain. Salvador est tout à fait là-dedans. Yves Montand aussi. Moi, je ne le fais pas assez, je baragouine, comme me le dit tout le temps Isabelle.
Isabelle Huppert –Tu le fais moins sur ce disque-là. Mais en t’écoutant parler, je me rends compte que cette prédominance des mots sur la musique, leur musicalité interne, a fait que c’était facile pour une actrice comme moi de se couler dans ce récit qui chante. Cela a résolu d’emblée les problèmes qui pouvaient se poser lorsque je songeais à chanter, exclu tout cliché concernant l’actrice qui chante. Sinon, c’est vrai que j’ai écouté Sinatra tout l’hiver, et quel phrasé !
Jean-Louis Murat – Oui ! Mais un phrasé qui sort de ta culture, Isabelle, c’est-à-dire de la Comédie-Française. Et Salvador, s’il cartonne, c’est parce qu’il le possède, lui aussi. Bien sûr, c’est un peu pathétique, ce vieux monsieur qui porte l’identité de la chanson française, mais tout de même, il possède ce phrasé. Il le dit d’ailleurs en interview : “J’aime les beaux textes et je les dis comme Nat King Cole.” Voilà, c’est une tradition perdue.
Les disques qui passent chez les Inrocks, par exemple, tu ne comprends pas un traître mot, tu as intérêt à avoir le livret. Will Oldham, tu comprends quoi ? Nous, par mimétisme, on s’est mis à faire pareil. C’est parti avec Capdevielle, et puis après, il faut bien le dire, c’est parti en couilles. Ajoute à ça l’accent tonique qui se déplace…
Isabelle Huppert – En français, l’accent tonique est à la fin, il ferme.
Jean-Louis Murat – Oui, mais maintenant tu as Liane Foly ou les chanteuses canadiennes qui font comme un pont entre l’Amérique et la France et qui pulvérisent notre langue. C’est troublant quand tu fais le job de chanteur parce qu’à la fin, tu ne sais presque plus chanter. Donc, Madame Deshoulières est un très bon exercice pour me remettre dedans.
Le fait est que lorsque Isabelle chante, on la comprend mieux que toi.
Jean-Louis Murat – Evidemment. D’ailleurs, Isabelle me reprend tout le temps sur ce point.
Isabelle Huppert – Oh, c’est pas vrai !
Jean-Louis Murat – Si, si. Hier, par exemple, j’expliquais que Louis XIV ne voulait pas de femmes à l’Académie française. Première réunion de l’Académie, et paf, les académiciens disent au contraire : “On aimerait bien avoir Madame Deshoulières parmi nous.” Ce à quoi Louis XIV répond : “Impossible. Académicien : le mot est mâle.” Mais moi, l’accent circonflexe, je n’arrive pas à le dire. Je dis : le mot est mal. Comment dis-tu, Isabelle ?
Isabelle Huppert – Mâle. C’est vrai qu’avec Jean-Louis, on comprend : “The word is wrong !” Alors qu’il veut dire : “The word is man !” (rires)…
“Je ne sais pas si je suis la femme française, mais Murat, c’est une voix vraiment à part” Huppert
C’est l’accent de Clermont-Ferrand.
Jean-Louis Murat – Oui, là-bas on a tendance à ouvrir tous les “o”. Quand c’est Cabrel, tout le monde trouve ça charmant. Mais nous, comme on est un peu du Midi moins le quart, c’est moins joli !
Isabelle, Jean-Louis Murat a dit de vous que vous étiez le prototype de la femme française. Que diriez-vous de lui ?
Isabelle Huppert – Chanteur auvergnat.
Jean-Louis Murat – Ah ! C’est dégueulasse !
Isabelle Huppert – Non ! C’est un compliment. Jean-Louis dit ce qu’il pense, vit là où il a envie de vivre, je maintiens, c’est un compliment. Je ne sais pas si je suis la femme française, mais lui, c’est une voix vraiment à part. Qui a sans doute besoin de s’éloigner, de vivre là où il vit pour se faire entendre.
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