Ovni du cinéma fantastique devenu culte, Dark Crytal de Jim Henson et Frank Oz s’offre une déclinaison contemporaine sous la forme d’une série préquelle, sous-titrée Le temps de la résistance. De l’imagination d’un marionnettiste de génie aux écrans d’aujourd’hui, retour sur la trajectoire d’une œuvre singulière.
Cet article comporte des révélations sur le film Dark Crystal et la série Dark Crystal : le temps de la résistance.
Derrière la fascination qu’elles exercent, les marionnettes ont toujours gardé quelque chose d’inquiétant. Comme les poupées en fait. Dès l’antiquité, les figurines articulées captivent autant par leur ingéniosité technique que par le pouvoir rituel qui leur est accordé, celui de transmettre, par l’intermédiaire d’une main humaine, des légendes divines. Les procédés ont changé, les mythes aussi, mais le trouble persiste. Il naît dans le pacte proposé au spectateur, qui choisit d’oublier un artifice pourtant saillant (tringles, fils, gaines et autres baguettes) pour s’abandonner aux puissances du récit qui se joue devant lui. Il se prolonge devant un ballet par essence paradoxale, celui d’un mouvement sous contrainte, d’une liberté surveillée, d’une vie sous perfusion.
Une vie de marionnettes
Pour le marionnettiste Jim Henson, Dark Crystal, long-métrage fantastique sorti en 1982, est un peu l’œuvre d’une vie, en tout cas son point d’incandescence. Expérimentateur de génie auquel on doit la création du Muppet Show et d’une ribambelle de programmes télévisés pour adultes et pour enfants, ce grand gaillard barbu originaire du Mississippi s’est frotté très jeune au maniement des figurines articulées. Collaborant à plusieurs émissions en parallèle de ses études, celui qu’on a vite associé à sa mascotte Kermitt la grenouille développe un savoir-faire à la fois technique et artistique qui le mènera à révolutionner la pratique de la marionnette à l’écran (notamment en dissimulant ses artifices de maniement).
Quand le Muppet Show tire – temporairement – sa révérence en 1981 après cinq saisons survoltées, Henson, soutenu par son épouse Jane et son coréalisateur Frank Oz (le Yoda de Star Wars), a déjà un nouveau projet sur le feu, dans lequel il a investi toutes sa fortune personnelle : une odyssée fantastique dans la lignée du Seigneur des anneaux entièrement interprétée par des marionnettes. Quelques années auparavant, il avait découvert le travail de Briand Froud, un illustrateur britannique spécialisé dans les contes peuplés de fées, lutins et autres gobelins. Avec l’aide de son épouse, ce dernier va donner corps aux fantasmes d’Henson en les branchant sur son imaginaire : le monde de Thra, dont il dessine la plupart des créatures et des environnements, voit le jour.
Il était une fois deux petits Gelflings
Dans le monde imaginaire de Thra, un gigantesque cristal accumule l’énergie de trois soleils pour la redistribuer à ses habitants. Profitant de l’absence de la gardienne des secrets Aughra, ses protecteurs Urskeks, êtres d’essence divine, ont tenté de s’approprier le précieux caillou et l’ont rendu instable. Ils se sont eux-mêmes divisés en créatures construites en miroir, les paisibles Mystiques et les sinistres Skeksès. Déterminés à détourner le pouvoir du cristal pour servir leur quête l’immortalité, ces derniers ont asservi ou massacré le reste de la planète. Jen et Kira, deux Gelflings (sortes de petits elfes) parmi les derniers survivants de leur espèce, se lancent dans un périple semé d’embûches pour guérir le cristal et restaurer l’équilibre de Thra.
L’histoire de Dark Crystal n’a en soit rien de très original. Elle déplie le schéma narratif archétypal du « voyage du héros » théorisé par le spécialiste des mythes Joseph Campbell dans son Héros aux mille et un visages : les personnages quittent un environnement quotidien protégé pour s’aventurer dans un territoire dangereux où ils seront soumis à une série d’épreuves dont ils sortiront grandis. C’est par sa dimension esthétique étonnante que le film est devenu un classique de la fantasy.
Une prouesse technique sans précédent
À rebours des techniques d’animation traditionnelles (on pense à la stop motion et aux caches de Ray Harryhausen) et avant l’avènement des effets numériques (Terminator 2, Abyss et Jurassic Park devront attendre encore dix ans avant de peupler les écrans de leurs créatures en CGI), la quasi-totalité des personnages et créatures de Dark Crystal sont incarnées par des marionnettes, les plus sophistiquées jamais créées pour un film. Certaines sont manipulées par plusieurs techniciens cachés dans leurs entrailles, qui se synchronisent entre eux à l’aide de petits moniteurs vidéo ! Afin de développer les gammes de mouvements les plus fluides possible, les opérateurs ont été formés au préalable par le mime Jean-Pierre Amiel et son épouse Claude. Quant aux décors et accessoires, ils ont pour la plupart été reconstitués en taille réelle sur un plateau.
Couronné par le Grand Prix du Festival d’Avoriaz en 1983, le film rencontre à sa sortie un beau succès public mais sa réception critique est plus mitigée. Si ses effets spéciaux sont salués, son scénario calibré et la faible lisibilité de ses images touffues sont pointées du doigt. Le revoir aujourd’hui avec des yeux d’adulte du XXIème siècle procure des sensations ambivalentes, entre le rire (sa dimension burlesque féroce) et la gêne (son humour souvent régressif), la fascination (la densité plastique de son univers) et l’ennui (son tempo soporifique malgré une durée ramassée). Pour en revenir à l’angoisse évoquée au début de ce texte, disons que le voyage nous plonge dans une vallée de l’étrange aux figures humanoïdes assez réalistes pour générer de l’empathie mais trop artificielles pour dissimuler leur monstruosité.
L’héritage d’un film culte
Jim Henson prolongera ses expérimentations dans Labyrinthe (1986), nouveau voyage initiatique dans un univers fantastique avec David Bowie et Jennifer Connelly, et continuera de créer des programmes télévisés peuplés de marionnettes jusqu’à sa mort en 1991. Si son empreinte singulière a marqué de nombreux films de l’époque, des Tortues Ninja à Babe le cochon, l’univers de Dark Crystal s’est également approfondi en de multiples excroissances, des romans aux bandes dessinées en passant par le jeu vidéo. Un projet de suite au cinéma a également été évoqué à la fin des années 2000 avant d’être annulé et recyclé en une série de livres illustrés.
C’est sur Netflix que le monde de Thra a finalement opéré sa renaissance sur les (petits) écrans. Créée par Jeffrey Addiss, Javier Grillo-Marxuach et Will Matthews, produite par la Jim Henson Company (au sein de laquelle sa femme et ses enfants prolongent l’héritage de l’artiste) et intégralement réalisée par Louis Leterrier, Dark Crystal : Le Temps de la résistance s’offre comme une série préquelle au film original. À travers les aventures de plusieurs héro.ïne.s s’y déploie le premier soulèvement des Gelflings, peuple alors florissant et réparti en sept clans, contre leurs maîtres Skeksès.
Un retour à Thra en demi-teinte
On est frappés, à la vision des dix épisodes, par le respect scrupuleux du matériau original, magnifié par la technologie contemporaine : on y retrouve aussi bien des personnages secondaires (la vieille Aughra) que les Fizgigs, insupportables boules de poils aux crocs acérés, ou encore le phrasé inimitable des Skeksès. Les presque neuf heures de programme étirent l’univers dans des directions infinies sans entamer sa cohérence et l’enrichissent de touches de modernité bienvenues (un régime matriarcal ou un rapport approfondi à la nature). On y croise une galerie de personnages bigarrée soutenue par un casting vocal du meilleur goût, au premier rang desquel.le.s Anya Taylor-Joy (The Witch, Split) Taaron Edgerton (Kingsman, Rocket Man), Jason Isaac (The OA) ou Mark « Luke Skywalker » Hamill).
Il faut également saluer la prouesse technique de l’entreprise, qui conjugue l’art de la marionnette et les prises de vues réelles aux incrustations et animations 3D, conférant à l’ouvrage une patine vintage savoureuse à l’heure du tout digital. Ce tour de force est malheureusement dilué dans une mise en scène transparente, toute en mouvements de caméras décoratifs et coupes arbitraires, dont les plans, obsédés par l’idée de tout montrer, ne regardent plus grand-chose.
Sur le plan du récit, on regrette le ton trop enfantin de péripéties elles-mêmes éculées, ainsi qu’un ventre mou de plusieurs épisodes qui ne se résorbera que dans un final épique. On retiendra toutefois quelques éclats, notamment au niveau du sous-texte politique : les Skèkses forment une caste minoritaire qui s’approprie les ressources de la planète au détriment du reste de sa population, et sont lancés dans une quête d’immortalité qui évoque l’obsession eugéniste de la Silicon Valley. Nous ont également émus de belles scènes de connexion spirituelle entre les personnages, qui dialoguent secrètement avec Sense8 ou The OA, ainsi que plusieurs mises en abîme inventives du marionnettisme. Après tout, condamnés à l’extinction par le pouvoir d’un film sorti trente-sept ans avant leur naissance à l’écran, nos nouveaux héros ne sont-ils pas les marionnettes d’une prophétie qui les dépasse ?
Le film Dark Crystal de Jim Henson et Frank Oz (1982) et la série Dark Crystal : le temps de la résistance (à partir du 30 août 2019) sont disponibles sur Netflix.
Alexandre Büyükodabas