Il a un nom de guitariste et sept ans après un roman au titre de conte de fées où l’on croisait le chorégraphe de Blanche-Neige, il revenait en 2014 avec une œuvre qui sera adaptée sur les planches avec la participation d’Isabelle Adjani. Rencontre en 2014 avec…
Eric Reinhardt : « L’idéalisme fait partie de moi”
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Il nous avait éblouis avec son roman L’Amour et les Forêts qui brossait le portrait d’une héroïne idéaliste, fracassée sur l’arête tranchante du réel. Rencontre avec le plus romanesque des écrivains.
En 2007, il s’est imposé avec un monument littéraire, Cendrillon, qui décryptait le monde contemporain en croisant les destins de quatre personnages dont l’écrivain himself, dans un superbe conte détraqué. Depuis ses débuts de romancier à la fin des années 90 (Demi-sommeil, Le Moral des ménages, Existence), Eric Reinhardt s’est fait le scrutateur d’une société libérale gouvernée par l’argent. Logique qu’il a poussé à son paroxysme en 2011 dans Le Système Victoria : le portrait d’une DRH d’entreprise incarnant par son appétit sexuel l’avidité du système financier.
Avec L’Amour et les Forêts, Reinhardt prouve qu’il n’est pas seulement l’écrivain de la mondialisation et du capitalisme, mais celui de l’intime, du sentiment, de l’idéal et de l’onirisme. Autant d’ingrédients qui affleurent dans son œuvre – son goût revendiqué pour les poètes du XIXe siècle, l’automne, le quartier du Palais-Royal à Paris… – mais s’expriment ici avec une force nouvelle.
L’Amour et les Forêts se déroule dans un modeste foyer de Metz. Là, entre la cuisine et le salon, le bureau et la chambre à coucher, va se nouer une tragédie domestique : le calvaire d’une femme harcelée par son époux et acculée par ses constantes brimades au désespoir le plus profond et aussi heureusement le plus risque-tout.
Un drame vertigineux où les rapports de force qu’on croit établis s’avèrent mouvants
Bénédicte Ombredanne, mère et prof au lycée, prendra un amant le temps d’une journée magique, transformée en utopie d’un bonheur impossible par celle qui, mystérieusement, refusera de prolonger cette échappée en prenant la fuite pour de bon. Car le mal de l’héroïne vient de plus loin. Il nous plonge dans le cerveau d’un être énigmatique et ambivalent, fasciné par sa propre chute.
Reinhardt sculpte un drame vertigineux où les rapports de force qu’on croit établis sont en réalité mouvants ; où une épouse désarmée se révèle, dans une fin stupéfiante, maîtresse tragique de son destin. Bénédicte Ombredanne s’inscrit dans la lignée d’Anna Karénine et d’Emma Bovary, ces héroïnes du renoncement. Mais à leur différence, elle fera des êtres et du monde les outils de sa perte. Ce monde qui les a trompés, elle, son exigence et ses rêves de beauté et d’intégrité.
Si L’Amour et les Forêts fait écho au chef-d’œuvre de Flaubert, et à Une vie de Maupassant, son spleen est hérité du romantisme. L’écrivain s’y réfère constamment : par son style précieux et ondoyant, sa croyance à une instance supérieure poétique, et même sa sentimentalité, c’est-à-dire autant de notions qu’on pensait tombées en désuétude à jamais. Reinhardt les ressuscite avec un aplomb extraordinaire, battant en brèche la sacro-sainte barrière entre roman social et autofiction.
L’Amour et les Forêts trace sa propre voie, entre lyrisme et réalisme noir, radiographie d’une classe sociale et exaltation poétique, témoignage transcendé en fiction par un processus d’écriture unique en son genre. Rencontre avec l’écrivain dans les bureaux parisiens de Gallimard, son nouvel éditeur après cinq livres parus chez Stock.
Comment est née l’idée de ce roman ?
Eric Reinhardt – Elle m’est venue en 2008, après la publication de Cendrillon. A ce moment-là, j’ai reçu un grand nombre de lettres de lectrices qui se sentaient touchées, notamment par la question de l’accomplissement et de ce qui, dans la vie, peut entraver ce désir. Plusieurs femmes m’ont confié que leur existence se trouvait entravée par leur vie de famille et en particulier leur mari. Certaines étaient harcelées dans leur couple.
“Mon héroïne pourrait être la victime d’une DRH toute-puissante dans une entreprise. Sauf qu’ici le bourreau, c’est le mari”
J’ai répondu à ces lettres et entretenu plusieurs correspondances, avec la vague idée d’un roman qui mettrait en scène une femme dans cette situation. Mais je n’avais pas assez de matière à l’époque et j’ai commencé l’écriture du Système Victoria. Des années plus tard, en 2011, j’ai fait une rencontre par hasard et le roman est apparu.
Quelle a été cette rencontre ?
J’étais dans un train et ma voisine m’a accosté. Elle m’avait vu dans une émission littéraire à la télé et elle m’a dit : « Vous êtes celui qui doit raconter mon histoire. » J’étais sous le choc : c’était une histoire de harcèlement conjugal.
Votre livre s’appuie sur des témoignages réels de femmes vivant sous le joug de leurs maris. Comment avez-vous redonné au texte son caractère de fiction ?
Hervé Guibert disait qu’il faut que les écrivains aient de la chance, que la magie du hasard doit les placer dans des situations propices à l’écriture. Après cette rencontre dans le train, que j’ai vécue comme un signe, j’ai su que je devais écrire ce livre. La matière de mon roman provient donc en grande partie des correspondances que j’ai entretenues avec ces lectrices et du témoignage de la femme rencontrée dans le train. Je n’ai pratiquement rien inventé : les crises du mari, la décision de l’héroïne d’aller sur le site de rencontre Meetic, la rencontre avec son amant… Mais il ne s’agit que d’une enveloppe, de rouages narratifs. Ce sont des situations simples que j’ai investies par une langue, des sensations et un imaginaire qui me sont propres. Le personnage de Bénédicte Ombredanne, mon héroïne, est complètement inventé. C’est une figure composée beaucoup à partir de ma sensibilité, de mon rapport au réel et de mes obsessions.
On peut dire que Bénédicte Ombredanne, c’est vous ?
Oui. C’est mon avatar féminin. Je me rappelle d’une rencontre avec la réalisatrice Pascale Ferran qui souhaitait adapter en film Cendrillon. Lors de nos conversations, elle m’a demandé pourquoi il n’y avait pas de femme parmi les quatre personnages qui sont autant de projections du narrateur écrivain. Sa question ne m’a plus quitté. L’Amour et les Forêts est une résurgence de Cendrillon : il porte mon désir de m’incarner dans une femme.
Dans Le Système Victoria et Elisabeth ou l’Equité, vos héroïnes sont des femmes de pouvoir issues du monde de l’entreprise, alors que Bénédicte Ombredanne enseigne la littérature dans un lycée et appartient à la classe moyenne…
Ces héroïnes personnifient le capitalisme, l’entreprise et le pouvoir de l’argent. Bénédicte Ombredanne fait écho à un autre thème en quelque sorte corollaire : la question de l’entrave, de l’empêchement, de la servitude, de l’humiliation. J’ai une forte propension à mettre en scène des personnes empêchées. Par sa condition conjugale, le fait d’être harcelée par son mari, d’être niée en tant qu’être humain autonome ayant des désirs propres et une vie intérieure, Bénédicte Ombredanne vit un calvaire proche de l’avilissement d’un salarié. Elle pourrait être la victime d’une DRH toute-puissante dans une entreprise. Sauf qu’ici le bourreau, c’est le mari. Son pouvoir de nuisance est circonscrit au foyer conjugal.
“Enfant, le monde extérieur me faisait peur. J’étais persuadé de ne jamais pouvoir m’y sentir à l’aise”
Ces obsessions ont un lien avec le milieu où vous avez grandi ?
Oui. J’ai toujours vécu dans la peur de ne pouvoir me réaliser. Pendant mon adolescence, je craignais d’être embarqué dans une vie qui n’était pas celle que je voulais. Je crois que c’est lié au parcours de mon père que j’ai toujours vu confronté à des obstacles qui se dressaient sur son chemin, qu’il ne parvenait pas à vaincre et dépasser. Ses ambitions étaient sans cesse fracassées par le réel. Enfant, le monde extérieur me faisait peur. J’étais persuadé de ne jamais pouvoir m’y sentir à l’aise, d’où le besoin vital de me constituer un imaginaire.
Comment passe-t-on de l’enfant terrorisé par un hypothétique avenir à l’écrivain qui reçoit des lettres de fans ?
En osant la sincérité, le premier degré. Mes premiers écrits adoptaient le ton de l’ironie et du sarcasme. Pour Existence, mon troisième livre, mon ambition était d’écrire une comédie grinçante, cruelle et satirique. Mais à force de s’enfermer dans un genre, on finit par mettre de côté des éléments plus précieux et sensibles, essentiels, de sa vie. Cendrillon a été la traduction enflammée et entière de cette prise de conscience.
Le mari de L’Amour et les Forêts est ce qu’on appelle un pervers narcissique. Avez-vous étudié les mécanismes de la pathologie mentale ?
Non, j’en ai même atténué les caractéristiques trop saillantes qui pouvaient apparaître dans les témoignages. Je n’avais pas du tout envie de faire un livre illustrant le comportement des pervers narcissiques. D’ailleurs, le terme n’existait pas encore il y a quelques années : on parlait de harcèlement. Quand c’est devenu un sujet en vogue qui faisait les couvertures de magazine tout le temps, j’ai failli renoncer à écrire ce roman. Mais j’ai compris que ce serait avant tout un portrait de femme et pas un livre autour d’une pathologie.
“Pour cette histoire, il fallait rester concentré sur la descente aux enfers de l’héroïne, qu’on la sente constamment en danger”
On se demande sans cesse comment un cadre de vie aussi banal peut engendrer un tel monstre.
C’est précisément parce qu’il loge au cœur d’un système normatif, routinier, que ce type de déviance peut proliférer. Sinon, personne n’irait se mettre consciemment et à ce point dans la gueule du loup. Pour Jean-François, le mari de Bénédicte Ombredanne, ça provient d’un sentiment d’infériorité. C’est un homme qui ne parvient pas lui non plus à se réaliser et fait payer le prix de cet échec à sa femme plus cultivée, intelligente et profonde. Jean-François vient d’un milieu traditionnel avec un père chef d’entreprise qui dirige un grand magasin, dominateur et accompli. Il incarne donc la perpétuation d’un schéma familial patriarcal, misogyne et disciplinaire, très replié sur lui-même.
Pourquoi avoir inséré dans votre livre une nouvelle de Villiers de L’Isle-Adam, » L’Inconnue », issue des Contes cruels ?
Parce qu’il s’agit de l’univers littéraire de l’héroïne. C’est une plongée dans son monde intérieur. Les livres qu’on lit nous appartiennent, ils font partie de nous. La nouvelle de L’Isle-Adam évoque une jeune fille atteinte de surdité qui a une haute idée de l’amour et Bénédicte Ombredanne s’identifie à elle.
L’Isle-Adam est une référence importante pour moi. Ses livres ont énormément compté dans ma construction sensible et intellectuelle. Entre 18 et 21 ans, j’ai lu tous les symbolistes – Mallarmé, Villiers de L’Isle-Adam, Maeterlinck – avant de glisser vers les surréalistes. Un jour, je me promenais rue des Saints-Pères et, dans une librairie, j’ai trouvé le manuscrit de L’Eve future. J’ai ressenti une émotion inouïe, surnaturelle, avec toute la candeur d’un postadolescent. La nouvelle dans le roman introduit donc une dimension très personnelle, de ce lointain passé où je rêvais de devenir écrivain.
Le roman comporte des scènes très sentimentales, notamment quand l’héroïne se trouve en compagnie de son amant…
Il est fondamental d’oser le romantisme et le côté fleur bleue. Je me suis construit contre une vision du monde qui serait entièrement matérialiste, teintée d’hypervirilité. J’ai toujours recherché l’effusion sentimentale, la poésie, le sensible, l’amour. C’est une richesse immense pour comprendre le réel.
Le terme d’écrivain idéaliste, ça vous convient ?
L’idéalisme fait partie de moi. Balzac dit que la foi est indispensable dans la vie religieuse mais qu’elle l’est tout autant dans la vie sociale. Je crois en une ferveur de la relation avec le monde sensible. Pour les symbolistes, le monde n’est pas seulement celui qu’on voit, il y a une réalité cachée derrière. L’ordre matériel et social est habité par des forces poétiques. Si l’on parvient à établir un lien avec cet ordre supérieur, il peut exaucer des désirs très profonds. Je crois aux épiphanies, aux états extatiques, à la recherche de la beauté qui entraîne des moments incroyables relevant du miracle.
“Mettre en résonance une œuvre très marquée XIXe et l’injecter dans une fiction d’aujourd’hui relève plus du collage, des arts plastiques”
Le romantisme ou l’abstraction poétique sont très marqués XIXe siècle. Ils ne sont plus très au cœur du roman contemporain. Vous le regrettez ?
Oui, dans la mesure où le roman sert à entendre et percevoir une possible relation au monde qui n’est pas la plus communément identifiée et répandue. Mais je ne suis pas dans la nostalgie : mettre en résonance une œuvre très marquée XIXe et l’injecter dans une fiction d’aujourd’hui relève plus du collage, des arts plastiques. Par exemple, les grands tableaux de David Salle ou de Sigmar Polke qui mélangent des iconographies. J’adore ces toiles où l’on peut trouver un fragment de peinture style Renaissance, accolé à un motif pop art, etc. Mes livres essaient de jouer sur ces contrastes : par des dérèglements textuels, des passages d’un chapitre à l’autre, des ruptures de temps. Le texte doit être porteur de détonations formelles à travers lesquelles des choses peuvent être dites qui ne passent pas par l’énonciation.
Cendrillon et Le Système Victoria étaient des romans-mondes, avec différentes époques et points de vue. A côté, ce livre a l’économie très resserrée d’un thriller.
J’ai voulu un roman tendu, sans digressions et parenthèses. Mes précédents livres ont un côté fresques, avec des méandres, des circonvolutions et des flash-back. Pour cette histoire, il fallait viser une certaine efficacité, rester concentré sur la descente aux enfers de l’héroïne, qu’on la sente constamment en danger.
Dans une interview, vous avez dit être passionné par les personnages d’écrivains. De fait, il y en a dans presque tous vos livres. Pour quelle raison ?
Dans Cendrillon, il s’agissait d’un autoportrait où j’énonçais qui j’étais, quels livres je voulais écrire. C’était une sorte de manifeste existentiel et esthétique. Ici, je voulais aborder la question de la relation entre le lecteur et l’écrivain, comment chacun investit l’autre et comment ils échangent autour d’une puissance qu’est la littérature. L’Amour et les Forêts est un livre sur la création. Il dit comment naît le désir de fiction, ce qui se produit dans la tête d’un écrivain, le rapport à son sujet, et la fusion qui s’opère entre lui et ses personnages.
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