Reprenant le principe du génial Her Story qui l’avait fait connaître en 2015, la nouvelle création du Britannique Sam Barlow en pousse toutes les idées beaucoup plus loin. Cette fiction interactive qui mêle le polar à l’intime et nous invite à faire le tri dans une montagne de vidéos qui nous arrivent dans le plus grand désordre apparent est le jeu le plus troublant du moment.
Il manque un roi. Cœur, carreau, trèfle ou pique, ça dépend des fois, mais, toujours, notre partie de solitaire reste inachevée alors même que les cartes avaient jusque là été parfaitement rangées. Faut-il voir dans ce curieux “détail” l’une des clés du mystère ? Peut-être. L’exercice est en tout cas assez révélateur de ce que nous invite à faire Telling Lies : piocher des cartes dans un jeu complètement mélangé et tenter de les ordonner pour donner à l’ensemble une forme et un sens.
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Telling Lies est la nouvelle œuvre du Britannique Sam Barlow, vétéran de l’industrie vidéoludique – on lui doit notamment l’excellent Silent Hill : Shattered Memories (2009) – devenu indépendant il y a cinq ans. Ceux qui ont eu l’occasion d’essayer Her Story, son premier titre produit en marge des studios établis qui fut très remarqué en 2015, ne seront pas déstabilisés par la manière dont se joue Telling Lies car son principe est à peu de choses près le même. Installé face à une reproduction d’écran d’ordinateur – contemporain, cette fois, là où Her Story nous renvoyait dans les années 1990 –, le joueur explore à nouveau une base de données vidéo au moyen de mots-clés.
Jeu de piste
Le premier mot que le jeu nous propose est “amour”. Il n’y a qu’à valider ce choix, et voilà que surgissent cinq petits films dans lesquels le mot en question est prononcé. On y découvre des personnages, des lieux, des bouts d’histoire pour l’heure difficilement compréhensibles mais qui donnent envie d’en savoir plus. Alors, comme dans un jeu de piste, on se saisit de l’un ou de l’autre des mots entendus dans ces extraits d’un durée très variable (de moins d’une minutes à près de dix) qui, une fois rentré à son tour dans la barre de recherche, nous emmènera vers une poignée de nouveaux films – jamais plus de cinq, même quand il s’agit du prénom d’un personnage mentionné dans dix ou vingt petits films. On tape “Thanksgiving”, “pipeline”, “tempête”, “bateau” ou “Maxine” et on regarde ce que ça donne. On réfléchit, on tente d’assembler les morceaux, on prend des notes – Telling Lies est de ces jeux qui se jouent idéalement un stylo à la main. Et, peu à peu, on comprend, en tout cas certaines choses. Car même lorsqu’on arrive à la (ou plutôt à notre première) “fin” du jeu, on est loin d’avoir tout vu – une dizaine d’heures de vidéo auraient été tournées et, nous assure le jeu, on n’en a encore découvert que la moitié – et surtout loin d’avoir tout saisi.
Celle qui nous regarde regarder
S’il s’inscrit ouvertement dans le prolongement de Her Story, Telling Lies pousse cependant les choses beaucoup plus loin. En comparaison, tout, ici, est démultiplié, à commencer par le nombre d’intrigues et de personnages. Plastiquement, cette relance magistrale du jeu en Full Motion Video que l’on croyait passé de mode depuis deux bonnes décennies, se révèle aussi beaucoup moins dépouillée et plus proche de l’ordinaire des (bonnes) séries télévisées. Mais, surtout, nous ne nous retrouvons plus seul face à l’image, comme dans ce génial peep-show théorico-sentimental qu’était Her Story. Dans Telling Lies, nous sommes tout de suite beaucoup plus nombreux.
D’abord, il y a cette ombre, ou ce reflet, dans l’image. Celui de cette femme à l’identité d’abord inconnue qui est censée parcourir la base de données. Par moments très discrète, à d’autres plus insistante, sa présence fait parfois presque sursauter. Justement parce qu’elle est filmée et non représentée comme un personnage de jeu vidéo habituel, la femme n’est pas vraiment nous, quand bien même on tiendrait en jouant son rôle dans histoire. Elle est une silhouette et un œil en plus. Elle est celle qui nous regarde regarder.
Le contrechamp manquant
Ensuite viennent les silences, pour certains très longs. Un homme ou une femme qui, sur notre écran et à travers le sien, parlait, soudain se tait. Le personnage ne se contente pas d’attendre : il écoute ce qui, pour nous, n’est que le silence. Et on le regarde écouter. L’un des aspects les plus perturbants de Telling Lies et l’une des meilleures idées de ses créateurs est là : dans ces vidéos qui, pour bon nombre d’entre elles, sont des parties de dialogues à distance par Skype, WhatsApp ou FaceTime, le contrechamp est absent. Ou, plus exactement, il est ailleurs, dans une autre vidéo, et ce n’est qu’à condition de trouver le bon mot-clé qu’on pourra se le voir présenter par le programme et savoir enfin ce que, par exemple, Emma disait à David pour provoquer une telle réaction (ou non-réaction) chez lui. Si on les recherche fiévreusement, rien n’égale pourtant, dans Telling Lies, la beauté de certains de ces moments incomplets et admirables pour cette raison même.
Ava hoche la tête. Le regard de Max devient indéchiffrable. David semble porter le poids de mille vies. Si le jeu s’apparente à un puzzle à reconstituer, chacune de ses pièces vaut aussi par et pour elle-même, indépendamment de sa place dans la grande image. Ou plus exactement : en tant que morceau de temps libéré de la continuité et dont les liens avec ses semblables sont plus secrets et, sans doute, plus profonds que ceux de la banale causalité et du simple enchaînement temporel. Là réside la grandeur de la fiction non-linéaire : dans sa manière, justement, de briser la ligne pour célébrer ses fragments. Telling Lies y parvient merveilleusement.
Telling Lies (Sam Barlow / Furious Bee Limited / Annapurna Interactive), sur PC, Mac et iOS, de 8 à 17€
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