Giséle Sapiro, héritière de Bourdieu, propose une histoire de l’engagement des intellectuels, de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie. Des représentations qui structurent encore notre présent.
“Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, écrivait Alain en 1931, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Presque un siècle plus tard, la phrase du philosophe, citée en exergue du nouveau livre de Gisèle Sapiro, semble plus que jamais d’actualité.
A l’heure où la nouvelle conjoncture politique veut rendre la distinction droite-gauche obsolète, les intellectuels sont devenus quasi inaudibles, hormis les prophètes de mauvais augure type Eric Zemmour (qui affirme d’ailleurs parler “au nom de la nation” au-delà, lui aussi, de l’opposition droite-gauche).
Un contexte plus que préoccupant, qui fait des Ecrivains et la politique en France – De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie un livre indispensable.
Un essai engagé autant qu’une recherche scientifique
En partant de l’émergence de la figure de l’écrivain engagé avec Emile Zola, la sociologue poursuit son travail d’étude du champ littéraire, analysé ici dans ses liens avec le champ politique. Elle rappelle ainsi, en une démonstration magistrale de 400 pages, que les écrivains, toutes catégories confondues (romanciers, poètes, dramaturges, etc.), s’opposent en France sur les mêmes questions essentielles depuis plus de deux siècles, du débat Orient/Occident, repris aujourd’hui sous la terminologie du “choc des civilisations” à “l’identité nationale” et autres sujets de controverse.
La tâche qui lui incombe – montrer comment des intellectuels peuvent être considérés comme étant “de droite” ou “de gauche” – est d’autant plus délicate que les propres convictions de l’auteure pourraient biaiser son objectivité, l’ouvrage s’affirmant non pas comme un essai engagé mais comme une recherche scientifique, dans l’héritage revendiqué de Pierre Bourdieu.
Sapiro évite cet écueil grâce à une méthodologie rigoureuse, une approche tout d’abord empirique de son objet d’étude, qui lui permet dans un second temps de proposer des notions originales, pertinentes pour son propos.
Analyse de quatre modes d’engagements dans l’espace public
C’est ainsi qu’après avoir mené une enquête minutieuse sur 185 écrivains en activité entre les années 1920 et la fin des années 1940, elle s’autorise à dresser deux portraits sociologiques passionnants de celui “de droite” et de celui “de gauche”.
« Les ‘notables’, ‘esthètes’, ‘avant-gardes’ et “’polémistes’. »
Les formes de politisation des auteurs sont ensuite analysées suivant quatre modes d’engagements dans l’espace public : les “notables”, “esthètes”, “avant-gardes” et “polémistes”. Ces archétypes qui s’appliquent autant à gauche qu’à droite, autant à Zola, Aragon, Sartre et Beauvoir qu’à Maurras, Brasillach ou Drieu la Rochelle.
Décennie après décennie se dessine ainsi un champ de bataille complexe, l’histoire de ces guerres idéologiques, “ce vivier dans lequel vont toujours puiser aujourd’hui les intellectuels, prophètes et idéologues”.
Au-delà de la prétendue dépolitisation des écrivains depuis les années 1970, une dernière partie permet de saisir notamment l’émergence de cette “nouvelle droite littéraire” si populaire depuis quelques années, de Houellebecq, classé dans la catégorie “esthète”, à Renaud Camus en passant par Philippe Muray, deux cas typiques du “polémiste”.
Une figure de l’intellectuel critiquée par Barthes et Foucault
Si Les Ecrivains et la politique en France est un livre important, que l’on aimerait voir inscrit dans les programmes scolaires, il présente pourtant deux limites. D’abord, il n’aborde pas ceux qui, depuis le structuralisme, remettent en cause le modèle sartrien de l’engagement.
Cette figure de l’intellectuel, que plusieurs écrivains et penseurs majeurs ont critiquée, de Michel Foucault et son désir d’anonymat à la “mort de l’auteur” de Roland Barthes jusqu’à Maurice Blanchot et son “écriture blanche”. Pour reprendre ce dernier, la littérature n’est-elle pas cet espace dont on repousse sans cesse les limites, au-delà de la cité, du politique ou de l’idéologie ?
On regrette aussi que l’auteure ne se soit pas intéressée aux genres littéraires dits “mineurs”, science-fiction, polar, etc. qui sont le plus souvent, par leur aspect peu recommandable, de véritables laboratoires d’expérimentations politiques pour le meilleur (Manchette, Izzo, Damasio) comme pour le pire (Maurice G. Dantec).
Les Ecrivains et la politique en France – De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie (Seuil), 408 p., 25 €
{"type":"Banniere-Basse"}